Florence Humbert
Retour à la case départ
Coup de tonnerre dans le bocage ! Contre toute attente, les producteurs laitiers et fromagers de la filière normande ont finalement rejeté le 29 janvier dernier le nouveau cahier des charges de l’AOP camembert de Normandie qui visait à faire coexister fromages au lait cru et fromages au lait pasteurisé au sein d’une grande AOP normande.
Mise à jour du 5 mars 2020
Considérant que l’écart de voix qui avait conduit le 29 janvier dernier au rejet du projet de nouveau cahier des charges de l’AOP Camembert de Normandie permettant d’intégrer sous une même appellation les camemberts traditionnels au lait cru et les fromages industriels portant la mention « fabriqué en Normandie », l’Inao et le président de l’ODG de l’appellation, Patrick Mercier, ont convoqué une nouvelle assemblée générale le 3 mars. La majorité s’est à nouveau prononcée contre le projet de grande AOP et cette fois la décision est sans appel : le projet a été définitivement rejeté. Patrick Mercier tire les conséquences de ce renoncement : « Il n’y a plus d’accord. Les industriels doivent maintenant retirer la mention "fabriqué en Normandie" qui usurpe l’appellation d’origine protégée. J’espère que l’administration va faire son travail. Cela fait 25 ans que la loi aurait dû être appliquée », a-t-il déclaré à Ouest France, sans exclure un recours à d’éventuelles actions en justice contre les transformateurs et les distributeurs récalcitrants qui continueraient à faire figurer la mention Normandie sur des produits non conformes au cahier des charges de l’AOP Camembert de Normandie. Une position dure qui heurte de plein fouet les intérêts des géants laitiers (Lactalis en tête), qui ne devraient pas rester sans réagir. Gageons que cet interminable feuilleton nous réserve encore bien des rebondissements.
Tout ça pour ça ! Au terme de deux ans d’âpres discussions entre producteurs laitiers et transformateurs, sur fond de polémiques, par médias interposés, avec les défenseurs du goût et de l’authenticité, l’Organisme de défense et de gestion (ODG) du camembert de Normandie AOP vient finalement de rejeter par 53 % des voix la refonte du cahier des charges de l’appellation. Celle-ci aurait eu notamment pour effet de mettre fin à l’utilisation exclusive du lait cru pour les fromages estampillés du fameux macaron rouge et jaune. Ce vote fait voler en éclat l’accord fragile conclu en février 2018 par l’ensemble des acteurs de la filière, qui visait à intégrer les fromages industriels (produits par Lactalis, le groupe Savencia, les Maîtres laitiers du Cotentin, etc.) au sein d’une « grande AOP normande », organisée en deux niveaux : un camembert dit « cœur de gamme » au lait thermisé ou micro-filtré mais répondant néanmoins à des conditions de production précises (au moins 30 % de vaches de race normande dans chaque troupeau, 6 mois de pâturage par an, présence minimum de 20 % d’herbe toute l’année, interdiction des aliments OGM…) et un produit haut de gamme, le « véritable camembert de Normandie » 100 % lait cru qui devait respecter un cahier des charges encore plus exigeant que celui de l’actuelle AOP.
→ Notre enquête : La guerre du camembert
Selon les artisans de ce compromis, on avait enfin trouvé le remède miracle pour enrayer le déclin inéluctable de l’appellation, victime depuis plus de 20 ans de la concurrence déloyale (et illégale !) des fromages étiquetés « fabriqué en Normandie » qui ne respectent aucun des critères de l’appellation éponyme (hormis l’implantation de leurs usines dans la région). Sous la pression du rouleau compresseur des géants de l’agroalimentaire, la production de camembert de Normandie AOP, au lait cru issu d’un cheptel majoritairement normand et moulé à la louche, ne représente plus aujourd’hui que 5 000 tonnes annuelles contre plus de 60 000 tonnes du côté des marques industrielles, comme le Président, Le Rustique ou encore Cœur de Lion.
En facilitant l’accès de produits formatés au précieux logo (même au prix d’une entorse à la typicité et à l’authenticité garantie par le lait cru) la filière du camembert normand voyait s’ouvrir un avenir radieux, avec un volume de production de 45 000 à 50 000 tonnes pour la nouvelle AOP et une augmentation du prix du lait payé aux éleveurs, corollaire de l’amélioration de la qualité.
« On va enfin remettre les vaches dans les champs, comme l’église au milieu du village », s’enthousiasmait Patrick Mercier, le président de l’ODG à l’annonce de l’accord de principe sur le nouveau texte, en 2018. Un point de vue diamétralement opposé à celui de restaurateurs étoilés, de chroniqueurs gastronomiques, de comédiens, d’élus, qui n’ont pas tardé à crier au scandale, et alerter l’opinion sur l’assassinat programmé de notre « clacos » national. La suite des événements leur a donné raison.
Comme toujours avec l’industrie agroalimentaire, la négociation a tourné court, car elle voulait le beurre et l’argent du beurre. Notamment l’élargissement de l’aire d’appellation vers la Mayenne, une proposition qui a provoqué la colère des producteurs laitiers normands, d’autant que leurs confrères de Seine-Maritime s’étaient vu débouter de leur demande, pourtant bien plus justifiée historiquement. Au fil des négociations, les producteurs traditionnels n’ont pas tardé à s’apercevoir que les industriels n’avaient aucunement l’intention de changer quoi que ce soit à leurs process, tels que l’homogénéisation du lait, qui leur permettent de produire à la chaîne des centaines de milliers de camemberts par jour. Des dérives inacceptables aux yeux du Comité national des appellations d'origine laitière (CNAOL) qui avait pourtant entériné le principe de la pasteurisation. « 75 % des fromages AOP français sont au lait cru, mais ce n'est pas la pasteurisation du lait en tant que telle que nous contestons, car elle s'explique par l'histoire française (Pasteur) et nous l'acceptons », avait expliqué à l'AFP Michel Lacoste, président de la CNAOL. En revanche, ce qu’il contestait, c’est la double pasteurisation et l’utilisation de coagulateurs. « Des machines qui standardisent le lait, qui sera le même du 1er janvier au 31 décembre quelle que soit la race de la vache qui l'a produit, son alimentation et même la saison. Or, le principe même d'un fromage AOP est qu'il est issu d'un lait qui est un produit vivant, issu d'un terroir, auquel on doit s'adapter pour fabriquer le fromage », avait-il ajouté, craignant une contagion aux autres AOP.
Pas de solution en vue dans l’immédiat
Annoncée comme quasiment actée il y a deux ans par les protagonistes du dossier, la « grande AOP Normande » a donc fait flop. Un coup de théâtre qui réjouit Véronique Richez-Lerouge, présidente de l’association Fromages de terroir, à l’origine du ramdam médiatique : « C’est la victoire du goût et une très bonne nouvelle pour toutes les AOP européennes », triomphe-t-elle. « Ce projet était voué à l’échec dés le départ comme nous l’avions annoncé ! Gageons que cette fois-ci, le lait cru restera gravé dans le marbre. » Reste à trouver des solutions pour éviter le naufrage complet de la petite filière du camembert AOP normand. Il en est une bien simple : elle consiste à obliger les industriels à retirer la mention « fabriqué en Normandie » de leurs étiquettes, conformément au décret européen UE 2081/92 qui réserve expressément la protection de l’origine aux produits sous AOP. Mais, jusqu’à présent, ni les pouvoirs publics, ni l’Institut national de l'origine et de la qualité (Inao), pourtant gardien du temple, n’ont levé le petit doigt pour faire appliquer la loi. Dans son communiqué, l’ODG camembert de Normandie, qui « appelle à la poursuite des discussions incluant l’Inao, pour trouver une solution », n’évoque l’application de la loi que comme un pis-aller de dernier recours. Les intérêts économiques en jeu pèseraient-ils trop lourd dans la balance ? En attendant, les consommateurs continueront à être les dindons de la farce qui consiste à leur vendre des produits sans saveur sous couvert de faux airs de terroir, en lieu et place d’authentiques camemberts normands.