Camille Gruhier
Une norme s’impose
Vos témoignages permettent parfois de lever des lièvres. Le dernier exemple en date est celui d’une famille alsacienne, adepte du vélo cargo électrique pour ses déplacements quotidiens, lassée de voir casser les rayons de sa roue arrière (dont la réparation lui coûte à chaque fois 200 €). Le fabricant assure que son vélo est conforme aux normes en vigueur. Problème : ces normes concernent les vélos et les vélos à assistance électrique, mais… pas les vélos cargos ! Il n’existe aucune réglementation spécifique pour ces engins destinés à transporter des charges lourdes.
Entre la joie du plaisir quotidien d’un vélo cargo et la résignation qui l’a décidée à le vendre, cette famille alsacienne est allée de mésaventures en déceptions. Heureuse de s’offrir un moyen de transport familial, ludique et écologique, Émeline ferme les yeux sur les 2 438,50 € que lui coûtent, en septembre 2017, son Babboe Big-E et sa couverture imperméable. « Rapidement après l’achat, on a dû changer les rayons de la roue arrière, une fois, puis deux, puis trois, témoigne la mère de famille. Malgré une utilisation normale, les rayons cassent systématiquement. Or, ils ne sont pas couverts par la garantie. À chaque fois, cette réparation est donc facturée, il faut compter 200 € avec la main-d’œuvre… Ce n’est pas tenable. » D’autant que les réparateurs avec qui Émeline a été en contact ne l’ont pas rassurée. « À la boutique Cyclable de Strasbourg, le mécanicien m’a dit que la casse était récurrente sur ce modèle, du fait même de sa conception », déplore-t-elle. Ce que nous a confirmé Bruno Kieber, un réparateur indépendant auquel la famille a également eu recours. « Le système de freinage, intégré au moyeu de la roue, concentre toute l’énergie de freinage sur les rayons, et non sur la jante. De plus, en l’absence d’un capteur de freinage, le moteur, lui aussi placé dans le moyeu, peut continuer à tourner lorsque l’utilisateur freine ! », détaille-t-il. Découragés par ces explications, Émeline et Loïc, son compagnon, se sont résolus à revendre le vélo sur un site d’annonces entre particuliers. « Nous ne voyons pas d’autre solution », se désolent-ils.
Surveiller la tension des rayons
Nous avons contacté Babboe pour obtenir des explications. « Il arrive occasionnellement que des rayons cassent, bien sûr. Mais pas de manière récurrente, et pas spécifiquement sur le modèle Big-E [la marque vend une dizaine de modèles de vélos cargos électriques, ndlr], explique Rens Bosma, directeur international de la marque. Nous mentionnons dans le manuel qu’il est nécessaire de vérifier régulièrement la tension, cela fait partie de l’entretien régulier. » Cette opération assez délicate, beaucoup d’utilisateurs préfèreront sans doute la confier à un professionnel. D’autant que le fabricant a beau la conseiller, il n’explique nulle part comment procéder.
Le cas d’Émeline et Loïc a donné lieu à de multiples échanges avec la marque, qui s’est montrée de bonne volonté, répondant aux questions techniques des réparateurs, prenant en charge la réparation de la roue. Mais cette histoire révèle en filigrane une lacune réglementaire du côté de la fabrication des vélos. « Les vélos classiques doivent répondre à la norme ISO4210, qui pose les obligations mécaniques du cadre, des freins et de tous les autres composants. Les vélos à assistance électrique doivent quant à eux respecter la norme EN15194, qui ajoute la couche de vérifications liées aux composants électriques. Mais aucune norme européenne n’encadre encore les vélos cargos triporteurs, avec ou sans assistance électrique », décrypte Olivier Mouchebœuf, de l’Union sport & cycle, l’organisation professionnelle de la filière.
Pas de norme européenne avant 2 ans
Conscients de cette lacune, les professionnels travaillent sur la question. En France, l’Afnor a déjà accouché d’une norme pour les vélos « utilitaires », la NF30050, qui prévoit par exemple des tests de stabilité statique et dynamique. L’Allemagne travaille également sur le sujet. Et au niveau européen, un groupe de travail doit harmoniser ces travaux pour aboutir à une norme européenne. « Le sujet est complexe, reconnaît Thomas Coulbeaut, fondateur des vélos cargos Douze Cycles et membre du groupe qui a travaillé sur la norme française. Biporteurs, long-tail, triporteurs [2 roues, vélos rallongés, 3 roues, ndlr]… Il existe différents types de vélo cargo et chacun a ses spécificités. Il faudra au moins 2 ans de travail avant d’aboutir aux contours d’une norme européenne. » Qui devra ensuite intégrer officiellement une réglementation pour devenir obligatoire...
Jusqu’à 529 % de croissance !
En attendant, assure le dirigeant, les fabricants prennent leurs dispositions pour assurer la sécurité de leurs clients. Babboe garantit ses vélos pour un poids maximal de 200 kg (100 kg pour le pilote, 100 kg pour le chargement). Douze Cycles garantit ses vélos pour un poids maximal de 180 kg. « Nous réalisons nos tests à 350 kg avec 100 000 impulsions au lieu des 50 000 imposées par la norme EN15194 », assure Thomas Coulbeaut. Ces précautions semblent sages à l’heure où les vélos cargos, déjà très populaires aux Pays-Bas et en Belgique, décollent partout en Europe, poussés par le confort des modèles électriques. Au total, il se serait vendu entre 3 000 et 5 000 vélos cargos en France en 2018. Douze Cycles, qui recevait une dizaine de commandes par mois il y a quelques années, les compte aujourd’hui en centaines.
Modifier un vélo rend la garantie caduque
Pour résoudre son problème de casse de rayons, Émeline a été tentée de procéder à des modifications sur son vélo, sur les conseils de son réparateur indépendant, qui lui a proposé différentes solutions, comme la multiplication du nombre de rayons afin de fortifier la roue, le déplacement du moteur du moyeu au centre du vélo, ou encore l’installation d’un composant additionnel (un capteur qui anticiperait le freinage pour baisser la pression sur la roue). Mais ces modifications lourdes auraient inéluctablement eu des conséquences en termes d’homologation, d’assurance et de garanties : le fabricant ne peut alors plus être tenu responsable et le consommateur n’est plus couvert en cas d’accident. Un risque qu’Émeline et sa famille n’ont pas souhaité prendre.