Fabienne Maleysson
Location entre particuliersLa face cachée des plateformes
Logements pour les vacances, voitures, outillage, matériel de loisirs ou à usage occasionnel et même services de bricolage, jardinage, garde d’animaux… tout se loue désormais entre particuliers sur Internet. Mise en relation simplifiée, choix pléthorique, réactivité des intervenants, souplesse des démarches, présence d’avis d’utilisateurs permettant de se faire une idée du confort d’une maison de vacances, de l’état de marche d’une voiture ou de la compétence d’un bricoleur sont autant d’atouts qui expliquent le succès insolent de ces plateformes. Mais la médaille a son revers et les disconvenues ne sont pas rares, que l’on soit locataire, propriétaire ou utilisateur de services. Mauvaises surprises lors de l’entrée dans les lieux ou annulation tardive par le propriétaire, incivilité des locataires, mauvais état du matériel loué, incompétence du bricoleur proposant ses services via une plateforme… Autant de litiges face auxquels le consommateur est souvent démuni, puisque les sites qui sont pourtant les vrais maîtres du jeu ont tôt fait de minimiser leur responsabilité quand un conflit survient. Éviter les mauvaises surprises, savoir comment gérer un litige : notre dossier vous donne tous les conseils utiles pour apprendre à naviguer dans les eaux peu limpides de cette nouvelle forme de consommation, au cœur d’un business florissant.
Comme des dizaines de milliers de Français, vous êtes peut-être passé par Airbnb pour dénicher le mas provençal dans lequel vous passerez 15 jours cet été. On vous comprend. Grâce à son ergonomie sans faille, à ses photos attirantes et à son mode de paiement rassurant, ce site est devenu, en six ans, le leader de la location saisonnière. Parallèlement, des modèles similaires, reposant sur la mise en relation de particuliers via des plateformes (1), ont essaimé dans d’autres secteurs : de la voiture à la poussette en passant par le coffre de toit, il est désormais possible de tout louer ou presque. On peut même y trouver un voisin qui tondra la pelouse ou relèvera le courrier pendant les vacances.
Un marché en plein essor
Séduits par les prix affichés et rassurés par les garanties mises en avant, les particuliers locataires sont de plus en plus nombreux à se tourner vers ces intermédiaires. Idem pour les propriétaires, dont certains parviennent à obtenir un vrai complément de revenus. « J’ai loué jusqu’à quatre véhicules en même temps sur Drivy ou Ouicar. Cela me rapportait jusqu’à 1 400 € par mois, qui m’ont permis de financer mes études », se souvient Gildas. « Si l’argent est le moteur principal des utilisateurs, ce n’est pas le seul, nuance Damien Demailly, coordonnateur des initiatives à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Ces plateformes répondent à une attente profonde des consommateurs à la recherche d’une autre manière de consommer qui génère du lien social et respecte l’environnement. »
Des prix bas, un large choix, des services innovants qui répondent à de vraies attentes… Ces plateformes seraient-elles la panacée pour les consommateurs ? Pas si sûr. D’abord parce que, si les retours sont largement positifs, les litiges existent, et la gestion des réclamations est loin de donner toujours satisfaction si l’on en croit les témoignages que nous avons reçus. Qui plus est, notre analyse des conditions générales pointe des clauses trop floues, voire carrément défavorables aux utilisateurs. La transparence n’est pas non plus optimale. Comment sont classées les annonces ? Les avis négatifs sont-ils toujours publiés ? Que fait-on des gigantesques masses de données personnelles récoltées ? Autant de points sur lesquels règne une certaine opacité. On nage aussi en pleine ambiguïté sur le rôle réel joué par les sites. Le fait qu’ils décident des critères de classement des annonces, gèrent la mise en ligne des avis, encaissent les paiements, choisissent les termes des contrats d’assurance montre qu’ils sont les vrais maîtres du jeu. Pourtant, ils se présentent volontiers comme simples intermédiaires, ce qui leur permet de minimiser leur responsabilité. Les photos du logement reflètent-elles la réalité ? Les plaquettes de frein de la voiture sont-elles en état de marche ? Le bricoleur qui ambitionne de changer votre chaudière a-t-il les compétences pour le faire ? Le locataire de votre voiture est-il titulaire du permis de conduire ? Les plateformes ne le garantissent pas, c’est à vous de vous en assurer, ce qui, en pratique, est la plupart du temps impossible.
Les constructeurs automobiles sourient
Si le consommateur peut parfois trouver à redire au fonctionnement de ces sites, le citoyen a lui aussi de quoi s’interroger. Ainsi, le développement de l’autopartage ne serait-il pas susceptible de nuire à l’emploi dans l’industrie automobile ? « Non, car si ces plateformes incitent certains particuliers à ne pas acheter de voiture, elles en poussent d’autres à renouveler plus souvent leurs véhicules et à opter pour des modèles plus haut de gamme », explique-t-on au Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA). Mais si, en façade, ils se disent sereins, en coulisses, les fabricants s’activent. Renault, par exemple, a lancé sa propre plateforme d’autopartage, baptisée Renault Mobility. Et PSA est derrière l’appli Free2Move, qui propose d’accéder à plusieurs plateformes d’automobile et de vélopartage. Quant aux loueurs de voitures, « au début, ils avaient une certaine appréhension mais, finalement, ils y voient un bon moyen de faire venir à la location des personnes qui n’y auraient jamais pensé auparavant », assure Didier Fénix, président des métiers de la mobilité au Conseil national des professions de l’automobile (CNPA).
Les hôteliers grimacent
Une sérénité apparente qui n’est pas de mise chez les hôteliers. En guerre contre Airbnb (en oubliant Abritel et Homelidays), ils dénoncent une concurrence déloyale. La santé du secteur est pourtant enviable avec un revenu en hausse de 5 % entre 2016 et 2017 et un record de fréquentation de la clientèle étrangère l’an dernier. Mais la profession déplore l’inégalité de traitement entre un hôtelier qui doit respecter une litanie de normes (sécurité incendie, accès handicapés, hygiène, etc.) et un loueur Airbnb de qui on n’exige rien. Autre point essentiel, l’hôtelier paie ses impôts en France quand Airbnb, Abritel et Homelidays font transiter leurs paiements par l’Irlande pour y échapper (2).
Mais c’est surtout l’impact des plateformes de location saisonnière sur le logement qui inquiète les élus locaux. Le boom du secteur a deux conséquences, en particulier dans les communes touristiques. D’abord, la hausse des prix de l’immobilier (même si ce n’est pas le seul facteur) puisque la rentabilité d’une location saisonnière est telle que les investisseurs acceptent de payer plus cher à l’achat. Et surtout, la raréfaction des logements disponibles pour les « vrais » habitants. C’est le cas en particulier pour les studios, désormais inaccessibles aux étudiants, jeunes travailleurs ou couples modestes. Selon la mairie de Paris, 20 000 logements auraient ainsi été « confisqués » aux Parisiens par Airbnb. Si Bordeaux, Lyon, Montpellier ou Annecy sont également touchés par le phénomène, la capitale a été la première à adopter une stratégie pour le contrer. Toutes les mesures permises par la loi ont été déployées : numéro d’enregistrement obligatoire, à faire figurer sur les annonces, limite à 120 jours de location par an pour les résidences principales, exigence d’une autorisation de changement d’usage pour les autres avec une obligation de compensation dissuasive. Problème, faute de sanction prévue par la loi, les plateformes ne la respectent pas, obligeant la mairie, qui a assigné Airbnb en justice, à dépêcher des brigades qui écument les immeubles parisiens pour démasquer les fraudeurs. On est loin de la description idyllique de l’économie collaborative dont se prévalent ces plateformes.
Les principes d’origine s’éloignent
Un paradoxe révélateur de l’ambiguïté du concept. Certes, l’idée que, grâce à cette nouvelle forme d’économie, on basculerait progressivement d’une société de possession à une société d’usage est séduisante. Qui pourrait s’opposer à l’idée qu’un logement ou bien une voiture profite à un maximum de personnes plutôt que de rester vide ou de dormir dans un garage ? Mais les plateformes cherchent à sans cesse développer leur chiffre d’affaires en diversifiant leur activité, à la manière d’entreprises classiques. Drivy, par exemple, a passé un accord avec Renault afin que ses utilisateurs puissent acheter à des tarifs préférentiels des véhicules neufs pour les mettre en location sur la plateforme. Ouicar rêve d’un service où un client, où qu’il se trouve en France, pourrait récupérer un véhicule d’un modèle spécifique. Airbnb offre désormais, en plus des logements, des « expériences » – visites guidées, ateliers et autres modes de découverte insolites – et… des chambres d’hôtel.
Cette révolution ne fait que commencer. Dans une étude de 2016, le cabinet de conseil Pricewaterhouse estimait que les chiffres d’affaires de ces plateformes pourraient croître de 35 % par an pendant les dix prochaines années. À condition de proposer de nouveaux services, d’investir le territoire au-delà des grandes villes et de déployer un marketing offensif pour se faire connaître. Pour cela, elles n’ont d’autre choix que de continuer à investir beaucoup d’argent en espérant, à terme, s’imposer dans leur secteur et rafler la mise.
Économie collaborative
Entre partage et business !
« Qu’est-ce qui rend Airbnb unique ? Vous séjournez chez quelqu’un et non dans une chambre d’hôtel. » Ce rappel envoyé aux locataires utilisant le site n’est qu’une des astuces marketing pour parfaire son image collaborative : le partage, le lien entre particuliers, tel serait l’objectif premier du leader de la location saisonnière. Pourtant, de plus en plus de logements proposés sur le site le sont par des agences immobilières et l’intervention de conciergeries n’est pas rare. « Les vacanciers arrivent, on leur remet les clés, point final, je ne vois pas ce que ça a de collaboratif, s’interroge Hugues Sibille, président du Laboratoire de l’économie sociale et solidaire. Même quand il s’agit de particuliers qui peuvent avoir un certain goût pour l’échange, la finalité d’Airbnb ce n’est pas le partage, c’est de gagner de l’argent pour rémunérer les investisseurs. » De fait, l’entreprise compte entrer en Bourse et sa valeur est estimée à 31 milliards de dollars.
Faire de l’argent
Les utilisateurs, eux aussi, sont parfois animés par autre chose que le goût pour l’autre. Plusieurs sites d’investisseurs se réjouissent du revenu enviable qu’on peut attendre en optant pour un site de location saisonnière. D’ailleurs, les logements les plus disponibles dans l’année apparaissent en tête, ce qui favorise les investisseurs au détriment des loueurs occasionnels. Cette tendance à la « professionnalisation » atteint d’autres secteurs. Drivy et Ouicar ont chacun développé un boîtier connecté grâce auquel on loue la voiture d’un particulier sans le rencontrer. E-Loue, lui, propose un service qui permet au locataire de récupérer en une heure l’objet transporté par un livreur. Certes, des plateformes tentent de résister en proposant de mettre en relation des personnes avant tout motivées par le goût de la rencontre : dons d’objets, dîner chez l’habitant, échange de savoirs, hébergement gratuit (couchsurfing) ou en contrepartie de travaux agricoles (woofing). Mais ce sont des petits poucets face aux leaders de la mise en relation par Internet, dont le talent pour exploiter l’image positive de la consommation collaborative n’est qu’une des facettes de leur savoir-faire.
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(1) Nous ne traitons dans ce dossier que des plateformes par lesquelles transitent les transactions, pas de celles qui sont de simples sites de petites annonces comme Leboncoin.
(2) Airbnb aurait payé la somme dérisoire de 93 000 € d’impôts en 2016 d’après nos confrères du parisien.fr, chiffre que la société « ne commente pas ».