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Fraude aux eaux minéralesSix questions sur une affaire accablante pour Nestlé et l’État

FP

par Fabrice Pouliquen

C’est un scandale qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Plusieurs minéraliers, dont Nestlé Waters (Perrier, Vittel, Contrex et Hépar), ont utilisé des systèmes de purification interdits pour décontaminer leurs eaux de source. Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale, publié ce lundi, montre que l’État n’a rien fait… et même pire.

« L’État a délibérément dissimulé la fraude à grande échelle de Nestlé. » Le rapport de la commission d’enquête sur les eaux en bouteille, dévoilé ce lundi matin, détaille comment l’État a cédé au lobbying du géant de l’agroalimentaire au détriment de l’information et de la protection des consommateurs.

Cette commission, lancée le 4 décembre 2024, vise à faire la lumière sur cette tromperie à grande échelle sur les eaux minérales naturelles révélée un an plus tôt, dans une enquête commune du Monde et de France Info. Six mois et 73 auditions plus tard, la commission, présidée par le sénateur Laurent Burgoa (Les Républicains), avec le sénateur Alexandre Ouizille (Parti socialiste) comme rapporteur, a publié ce lundi son rapport. Et il est accablant. Tant pour Nestlé que pour l’État. Les grands enseignements en six questions.

De quoi sont accusés les minéraliers ?

Injection de sulfate de fer, utilisation de charbon actif et d’ultraviolet, microfiltration inférieure aux seuils autorisés… Alertée fin 2019 par un ancien employé de la société Alma (Cristaline, St-Yorre, Chateldon, Vichy Célestins…), la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) enquête sur l’utilisation par les minéraliers de systèmes de purification interdits.

Plus précisément, ces derniers sont autorisés sur les eaux du robinet mais pas pour les eaux minérales naturelles que ces industriels mettent en bouteille. Pour cause : celles-ci sont censées ne pas en avoir besoin, car provenant de sources protégées et « microbiologiquement saines ». C’est en tout cas l’argument marketing que répètent en boucle ces industriels et par lequel, au passage, ils justifient le prix élevé de leurs eaux… « Elles sont vendues 100 à 400 fois plus cher que celle du robinet », rappelle Alexandre Ouizille, rapporteur de la commission.

Au moins 30 % des marques françaises auraient eu recours à ces traitements non conformes. Dont celles de Nestlé Waters, poids lourd du secteur avec ses eaux Vittel, Contrex et Hépar produites dans son usine des Vosges et Perrier dans celle de Vergèze (Gard).

Ces minéraliers ont continué à vendre ces eaux minérales comme « naturelles », ce qu’elles n’étaient plus après ces processus de désinfection. Là est la fraude et « elle est évaluée à environ 3 milliards d’euros selon le service national des enquêtes (SNE) », rappelle Alexandre Ouizille.

Depuis quand ?

La commission d’enquête a maintes fois posé cette question primordiale lors des auditions, notamment aux dirigeants de Nestlé… qui ont à chaque fois botté en touche. La sénatrice Antoinette Guhl, membre de la commission, indique que des minéraliers ont recours à ces systèmes de purification « au moins depuis 20 ans », d’après les éléments dont la commission a pu avoir connaissance.

Quelles conséquences sur la santé des consommateurs ?

« Ces traitements n’ont pas affecté la sécurité alimentaire ni la composition de l’eau », assènent, en boucle, les dirigeants de Nestlé lors de leurs auditions. À les écouter, ils visaient l’inverse. Murielle Lienau, présidente de Nestlé Waters, évoque le changement climatique et l’urbanisation galopante qui ne protégeraient plus les sources dans lesquelles ils s’approvisionnent. Dès lors, leurs eaux sont sujettes à des contaminations diverses (pesticides, matières fécales…) qui nécessiteraient les mêmes traitements que les eaux du robinet.

Mais faut-il croire Nestlé Waters sur l’innocuité des traitements qu’ils ont mis en place et cette priorité accordée en toutes circonstances à la sécurité des consommateurs, comme ils le répètent ? On peut en douter. Sous pression de l’enquête de la DGCCRF, Nestlé a cessé, courant 2021, d’utiliser certains dispositifs de décontamination de ses eaux de source (ultraviolet, charbon actif…) pour ne garder que la microfiltration renforcée à 0,2 micron (lire plus bas). On peut se demander si cette reconfiguration du dispositif de purification était suffisamment robuste. Quoi qu’il en soit, la commission précise que Nestlé n’a pas apporté la preuve que la sécurité alimentaire n’avait jamais été affectée par ces traitements. « Il n’y a pas eu de contaminations alimentaires avérées », nuance Laurent Burgoa.

Pourquoi les autorités publiques sont-elles aussi blâmables ?

À l’été 2021, prévenu de cette enquête en cours de la DGCCRF et se sentant menacé, Nestlé Waters sollicite une réunion avec le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, alors ministre chargée de l’Industrie. Elle s’est tenue le 31 août 2021. Le groupe reconnaît avoir recours à des traitements non conformes et présente dans la foulée un plan de transformation très discutable sur fond de chantage à l’emploi. L’industriel conditionne l’abandon de certains systèmes de purification interdits (utilisation de charbon actif et d’ultraviolet) à l’assouplissement de la réglementation en vigueur sur les eaux minérales concernant la microfiltration. Celle-ci impose de ne pas descendre en dessous de 0,8 micron quand Nestlé demande à pouvoir utiliser des filtres à 0,2 micron pour pouvoir continuer à faire tourner ses usines et éviter des destructions d’emploi.

À l’issue de cette réunion, le gouvernement aurait dû immédiatement saisir le procureur de la République, comme l’exige l’article 40 du Code de procédure pénale de la part de tout officier public « ayant acquis la connaissance d’un crime ou d’un délit ». Ce que le gouvernement n’a pas fait. « De même, il est décidé de ne pas révéler au grand public cette fraude, ni aux autorités européennes, ni aux autorités régionales de santé (ARS), fustige Alexandre Ouizille. L’ARS Occitanie [qui a l’usine Vergèze du Gard dans son périmètre de contrôle, ndlr] n’apprend les faits que 14 mois plus tard, non pas de l’État mais de l’industriel. »

L’absence de signalement n’est qu’un des dysfonctionnements de l’État dans cette affaire. Une fois au courant, aucune autorité politique ou administrative n’a fait cesser la commercialisation des produits non conformes à leur étiquetage. Le rapport pointe également une minimisation du risque sanitaire causé par ces traitements non conformes. L’affirmation de Nestlé Waters selon laquelle la sécurité sanitaire n’était pas un sujet « n’a pas été questionnée et a été relayée telle quelle par le ministère de l’Industrie ». Très vite, les pouvoirs publics décident de soutenir et accompagner le plan de transformation de Nestlé Waters. À l’issue d’une concertation interministérielle fin février 2023, Matignon autorise Nestlé à maintenir ses filtres à 0,2 micron. Ceci malgré quelques voix dissonantes, celle de Jérôme Salomon, directeur général de la santé, ou l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Ils ont plusieurs fois alerté les ministères de l’Industrie et de la Santé que l’utilisation de microfiltres inférieurs à 0,8 micron n’était pas acceptable réglementairement.

L’affaire connaît-elle des rebondissements grâce à la commission d’enquête ?

La publication du rapport final de la commission d’enquête révèle un autre épisode de ces liaisons dangereuses entre l’État et Nestlé, inconnu jusque-là, et dont la commission n’a été saisie qu’à la toute fin de ses travaux. Fin 2023, une réunion importante pour l’avenir de l’usine Vergèze de Nestlé, où est produit Perrier, se joue devant le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) du Gard, celui-ci étant amené à examiner un rapport de l’ARS Occitanie relatif à certains projets de réorganisation de Nestlé. À Vergèze, sur ses sept captages, deux ne peuvent plus être utilisés par Nestlé pour produire des eaux minérales naturelles, faute de « pureté suffisante », car jugés trop exposés aux risques de contamination. L’industriel demande tout de même de pouvoir les exploiter pour alimenter exclusivement une nouvelle marque de boisson gazeuse traitée et aromatisée, Maison Perrier, qui ne se revendique plus « eau minérale naturelle ». Un déclassement qui permettrait de désinfecter l’eau avec les mêmes traitements que celle du robinet.

C’est tout l’objet de cette réunion du Coderst : rendre un avis sur l’autorisation ou non de cette réorientation. Pour éclairer sa décision, ce comité entend notamment s’appuyer sur le rapport préparé par l’ARS. Or, ce document, présenté au Coderst en décembre 2023, a été « édulcoré » en amont, à la demande de Nestlé et à la suite d’échanges informels entre le cabinet de la ministre déléguée à la Santé (à l’époque Agnès Firmin-Le Bodo), le directeur général de l’ARS et le préfet du Gard. Des passages de la version initiale du rapport de l’ARS ont été modifiés sur la sollicitation et l’insistance de Nestlé, dont notamment ceux faisant mention de contamination des sources Perrier à des pesticides interdits et des bactéries, telles que E. Coli, dont la présence sera donc purement et simplement dissimulée... Pour les sénateurs, les mobiles de Nestlé sont clairs : « Il s’agit d’éviter les fuites du Coderst et notamment de dissimuler la situation de ses forages aux représentants des associations de consommateurs. » Tout est dit. « L’industriel s’est fait coauteur du rapport de l’ARS Occitanie, fustige Alexandre Ouizille, qui demande une inspection et des sanctions. C’est inexplicable et inexcusable. »

Les industriels et l’État ont-ils esquissé la moindre remise en question ?

Première certitude pour le rapporteur : « Les filtres à 0,2 micron sont toujours en place dans les usines. » Pour l’usine de Vergèze, le 7 mai dernier, le préfet du Gard a tout de même demandé leur retrait sous deux mois, condition à la remise en conformité du site. Lors de son audition, Muriel Lienau argue que les filtres 0,2 micron qu’utilise Nestlé ont « des caractéristiques physiques très similaires et ont les mêmes effets » que ceux autorisés à 0,8 micron. « Alors pourquoi ne pas utiliser ces derniers ? », lui rétorque à juste titre un député.

De façon générale, ces auditions ont montré l’absence de remise en question de bon nombre des parties mises en cause. À commencer par l’Élysée, dont on peine à imaginer qu’il n’ait pas été mis au courant de cette affaire. Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée au moment des faits, a refusé de répondre à la convocation de la commission d’enquête. S’ils s’y sont bien rendus, les dirigeants de Nestlé ont plus que déçu par leur attitude. La commission a été jusqu’à saisir le procureur de Paris pour faux témoignage contre Ronan Le Fanic, directeur industriel de Nestlé Waters. Entendu le 26 mars, ce dernier avait assuré que l’usine de Vergèze n’avait connu aucun dysfonctionnement depuis début 2025 alors que les 10 et 21 mars, des lignes de production de l’usine avaient été touchées par des contaminations, occasionnant de nombreux blocages de palettes de bouteilles de Perrier. Les auditions de Sophie Dubois, actuellement présidente de Nestlé France, et de Muriel Lienau, ont été tout autant déplorables, les deux dirigeantes esquivant la majorité des questions à coup d’éléments de langage répétés en boucle. L’image de Nestlé, déjà bien écornée par cette affaire, ne sort pas grandie de ce manque de transparence. La loyauté de l’information due aux consommateurs non plus.

Le service juridique de l’UFC-Que Choisir analyse actuellement les éléments de ce dossier pour envisager les suites judiciaires méritant d’y être apportées.

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Fabrice Pouliquen

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