ENQUÊTE
Covid-19 et vols annulés

Les remboursements en salle d’attente

La crise sanitaire a cloué au sol des milliers d’avions en 2020. Leur trésorerie s’asséchant, les compagnies aériennes ont usé d’une stratégie déloyale : ne pas rembourser les passagers. En toute impunité.

Si un témoignage devait résumer le manque de considération des acteurs du tourisme envers les Français qui n’ont pas pu s’envoler du fait de la crise sanitaire, ce serait celui de Camille. Après un printemps en première ligne, cette infirmière au CHU de Caen (14) a décidé de s’offrir un voyage en Guadeloupe début décembre. Prudente, elle a souscrit à l’assurance annulation Covid-19, en cas de nouvelles restrictions. Mais, fin octobre, elle est réquisitionnée, en raison de l’activation du plan blanc dans son hôpital, et doit renoncer à ses congés. Elle contacte alors Lastminute.com, qui lui apprend que son vol n’étant pas annulé par Air Caraïbes, elle sera remboursée de 82 € à peine sur sa facture de 473 €. Camille n’est pas seule dans cette situation. Entre mars et décembre 2020, les associations locales de l’UFC-Que Choisir ont reçu 21 535 messages de consommateurs ayant du mal à obtenir le remboursement d’un séjour ou d’un billet d’avion. Cela fait beaucoup, sachant qu’elles traitent en moyenne, tous sujets confondus, 100 000 litiges par an !

Quand les compagnies s’assoient sur la loi

La législation est pourtant claire. En cas d’annulation d’un vol, le passager doit être remboursé sous sept jours, en numéraire. Il est même censé pouvoir choisir son moyen de remboursement (chèque, virement, espèces…). Mais, quand le Covid-19 a cloué au sol 90 % du trafic aérien, les transporteurs se sont retrouvés submergés par les demandes et, surtout, à sec. Selon une estimation de l’Association internationale du transport aérien (Iata), le secteur a perdu 100 milliards d’euros en 2020, contre 25,9 milliards de bénéfices en 2019. Incapables de faire face à ce plongeon, quasiment toutes les compagnies ont décidé d’imposer des avoirs à leurs clients. Quelques-unes sont même allées jusqu’à supprimer de leur site Internet la procédure de remboursement. Parallèlement, elles ont mené une intense campagne de lobbying pour entériner la permission, qu’elles s’étaient arrogée, d’agir de la sorte. Loin d’être ramenées dans le droit chemin, elles ont ensuite été soutenues par une coalition d’États – dont la France – qui a réclamé à la Commission européenne une dérogation au règlement communautaire. Inflexible, celle-ci a rappelé qu’il ne leur était pas interdit de proposer des avoirs à leurs clients… à condition qu’elles laissent ouverte la possibilité d’être remboursé. Certaines sont rentrées dans le rang ; ce fut notamment le cas d’Air France, en juin. Un retournement favorisé par la timide reprise du trafic et les colossales aides gouvernementales perçues par le secteur (130 milliards d’euros au niveau mondial). Mais dû, également, à la pression exercée par l’Europe, les associations de consommateurs (1) et les agents de voyages.

Des voyagistes désemparés

En effet, les distributeurs de séjours pâtissent eux aussi du comportement des transporteurs. « Nous sommes pris entre le marteau et l’enclume, dénonce Nicolas Brumelot, président de Misterfly. Les clients ne comprennent pas pourquoi nous ne les remboursons pas. Ils vont parfois jusqu’aux insultes et aux menaces, alors que ce sont les compagnies aériennes qui détiennent leur argent. » Lorsqu’un intermédiaire (agence de voyages ou site de réservation) vend un billet, il le paye à la compagnie qui l’émet. Si le vol est annulé, le vendeur doit récupérer auprès de celle-ci la somme à restituer. Un combat de tous les instants : sur les 286 000 demandes de remboursement envoyées par Misterfly entre mars et novembre, 229 000 ont été traitées par les transporteurs (chiffre incluant les avoirs imposés aux passagers). Pas moins de 57 000 dossiers demeurent donc en souffrance.

Cela aurait pu être pire, si le site n’avait pas quelquefois usé de méthodes extrêmes pour obtenir gain de cause. Par exemple, déréférencer la compagnie russe Aeroflot tant qu’elle ne s’acquittait pas de sa dette… Chez eDreams Odigeo (eDreams, Opodo, Go Voyages…), deux millions de dossiers d’indemnisation ont été expédiés durant la même période. Benoît Crespin, directeur du groupe en France, refuse de divulguer le nombre de cas en attente, mais s’offusque qu’il se trouve « encore des patrons de compagnies pour dire qu’ils ne rembourseront que lorsqu’ils auront de l’argent ». Les deux responsables se déclarent « navrés » des difficultés rencontrées par les consommateurs, mais jurent faire tout leur possible pour aller vite.

« Nous utiliser comme tampon, c’est surtout un bon moyen pour les compagnies de ralentir les remboursements », résume Nicolas Brumelot. D’autant plus qu’il est impossible pour le particulier qui attend depuis des mois de savoir à quel niveau son dossier est bloqué. Les voyagistes pointent, bien sûr, les transporteurs. « Les ventes avec un intermédiaire sont moins souvent remboursées que celles qui sont traitées en direct, car les compagnies aériennes font croire à leurs clients que c’est le vendeur qui bloque l’argent – nous avons des preuves qu’elles ont menti », argue le patron de Misterfly. Les services de la répression des fraudes ont toutefois été saisis de quelques cas où, à l’inverse, ce sont les compagnies qui ont démontré que des agents de voyages gardaient l’argent…

Le contrôleur ferme les yeux

Dans ce méli-mélo de responsabilités, un grand absent : la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), l’organisme chargé de veiller au respect de la réglementation. Parmi les témoignages reçus par Que Choisir, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de son silence. Même colère chez les professionnels que nous avons rencontrés. En réponse à notre demande d’entretien, la DGAC nous a pourtant assurés, par écrit, être en train de recueillir « auprès d’une quarantaine de transporteurs aériens les informations pertinentes relatives à de possibles manquements ». La procédure de sanction peut conduire à des amendes administratives, précise-t-elle. Mais à quelle échéance ? Aux États-Unis, les autorités ont menacé, dès avril, les compagnies d’un retrait de leur autorisation de vol si elles ne respectaient pas la loi – avec succès. En Espagne, le gouvernement a saisi la justice, en juin, contre 17 compagnies. En novembre, l’Allemagne a infligé des sanctions (d’un montant inconnu) à 21 d’entre elles. « Qu’en France, la DGAC tape aussi du poing sur la table, ce n’est pas trop demander ! », s’emporte Benoît Crespin.

Dès les premières alertes de l’UFC-Que Choisir sur ce sujet des remboursements, au printemps 2020, nous avons été accusés d’oeuvrer à la perte des compagnies aériennes en difficulté. « Je travaille chez Corsair, nous sommes au bord de la faillite. Voulez-vous donner le coup de grâce à 1 200 salariés, pour rembourser des gens qui ne sont pas à la rue, qui ne seront pas volés, et pour un évènement dont ma compagnie n’est aucunement responsable ? », nous a ainsi écrit un lecteur qui, pour protester, a résilié son abonnement à Que Choisir. Ce n’est évidemment pas notre objectif.

Trop peu de compagnies ont proposé à leurs clients des avoirs attractifs en alternative au remboursement.

Non, nous ne voulons pas la mort de l’aérien !

Le combat de l’association est bien la défense du consommateur, mais nos alertes se veulent toujours circonstanciées et justifiées. Dès le 17 mars, l’UFC-Que Choisir publiait d’ailleurs un communiqué intitulé « Flexibilité oui, mais pas à n’importe quel prix ». Une démarche menée « dans un esprit constructif et soucieux de défendre les intérêts des consommateurs sans nuire à l’économie », ce qui ouvrait la porte à des alternatives crédibles au remboursement. Seule condition : que celui-ci reste possible. Aux compagnies aériennes de rendre leurs avoirs attractifs : bonification, validité sur plusieurs compagnies, transfert à un autre passager et remboursement aisés, etc. Cela aurait incité certains voyageurs à les choisir, tandis que ceux ne pouvant s’offrir ce luxe – car ils ne sont plus en mesure de voyager ou ont subi une perte de salaire – auraient récupéré leurs deniers. Rares sont les compagnies aériennes ayant pris cette voie.

Près d’un an plus tard, ce sont des milliers de consommateurs qui trinquent, pour une situation dont ils ne sont pas non plus responsables et qui pourrait bien leur coûter cher. Car c’est un secret de polichinelle : beaucoup ne reverront probablement jamais leur argent. Plusieurs compagnies aériennes sont en très grande difficulté financière, voire officiellement en redressement judiciaire comme Air Mauritius, Norwegian ou Thai Airways. Alors que 27 d’entre elles avaient déjà fait faillite en 2019, la pandémie pourrait sonner le glas d’autres acteurs de l’aérien. De quoi relancer le débat sur la création d’un fonds de garantie des billets d’avion (et des avoirs), que les transporteurs ont toujours refusé.

3 questions à Jean-Pierre Mas, président des Entreprises du voyage (EDV)

« Des dizaines de milliers de clients n’ont pas été indemnisés »

QC. Vous proposez aux agences de voyages une aide juridique pour leur permettre d’attaquer les compagnies aériennes en justice au nom des passagers. Pourquoi ?

Jean-Pierre Mas. Plusieurs actions sont en cours. Nous sommes sûrs d’obtenir gain de cause, car les compagnies ne peuvent pas déroger au règlement européen. D’ailleurs, on voit que dès qu’elles ont été menacées, certaines ont commencé à rembourser. Depuis mars, elles pratiquent une vraie violence économique en gardant l’argent. Le discours des autorités françaises, qui n’ont pas levé le petit doigt, est de dire que si on les attaque trop, elles couleront. Cela prouve que leur modèle économique, c’est de la cavalerie : elles utilisent l’argent de vols futurs pour payer leurs charges d’aujourd’hui. C’est un tel système qui a conduit à cette situation.

QC. Combien de dossiers sont concernés ?

J.-P. M. Au fil de l’année 2020, les choses se sont nettement améliorées. Air France, par exemple, a commencé à rembourser durant l’été. Mais il reste beaucoup de compagnies récalcitrantes : Air Canada, Ryanair, Volotea, Vueling… Des dizaines de milliers de billets sont en attente de remboursement.

QC. La réaction des compagnies met-elle en danger les agences de voyages ?
J.-P. M. Au-delà du problème d’image, il y a un autre aspect : quand le billet d’avion est inclus dans un forfait hôtel + vol, si ce dernier est annulé, l’agence de voyages a 14 jours pour rembourser l’ensemble du séjour. Alors même que la compagnie détient l’argent du vol ! Nous demandons depuis longtemps qu’un fonds de garantie soit mis en place dans l’aérien ou, au moins, que les sommes versées par les passagers soient placées sous séquestre jusqu’au départ. Les transporteurs ont toujours refusé. Si les voyagistes apportent des garanties financières à leurs clients et aux compagnies, celles-ci n’en donnent à personne.

Les mauvais payeurs

Les compagnies suivantes font partie de celles qui rechignent à rembourser les passagers :

  • Aegean
  • Aeroflot
  • Air Algérie
  • Air Canada
  • Aer Lingus
  • Air Madagascar
  • Air Malta
  • Air Mauritius
  • Brussels Airlines
  • El Al
  • Norwegian
  • Ryanair
  • TAP
  • Thai Airways
  • Tunisair
  • Volotea
  • Vueling

(1) L’UFC-Que Choisir a, le 24 avril 2020, mis en demeure 57 compagnies pour qu’elles cessent leurs pratiques. Certaines ont obtempéré. Le 19 mai, 20 transporteurs ont été assignés devant le tribunal judiciaire parce qu’ils avaient imposé des avoirs. Fin juillet, la Commission européenne et les autorités de régulation des États membres de l’Union ont été saisies par le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc), dont fait partie l’UFC-Que choisir, afin qu’elles lancent une enquête concernant les agissements des compagnies aériennes.

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