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Compteur LinkyQuand Enedis accuse à tort des particuliers de fraude

Fabrice Pouliquen

par Fabrice Pouliquen

Ces derniers temps, Enedis, gestionnaire du réseau public d’électricité, met les bouchées doubles sur la traque à la fraude au compteur Linky. Quitte à accuser à tort ? Les exemples se multiplient.

« Contrôle du dispositif de comptage. » Si vous recevez un courrier d’Enedis avec cet entête, c’est que le gestionnaire du réseau public de distribution d’électricité sur 95 % du territoire métropolitain vous soupçonne d’avoir bidouillé votre compteur Linky dans le but de réduire vos factures d’électricité. Bref : d’avoir fraudé.

Sylvain V., 64 ans, de Condé-sur-Vire (Manche) a reçu une telle lettre le 15 avril. « Le compteur de votre installation présente une succession d’événements, dont la baisse anormale de l’énergie comptabilisée, caractéristique d’une situation de fraude au comptage nécessitant un contrôle de votre situation », y est-il écrit. Aucune précision sur cette succession d’événements. Quelques lignes plus bas, en gras, Enedis lui indique seulement le jour de passage du technicien et lui rappelle que refuser l’accès au compteur est un motif de coupure de l’électricité.

Le courrier envoyé par Enedis en cas de suspicion de fraude.

12 000 contrôles en 2024… 30 000 en 2025

Le ton est sec et menaçant. Bertrand Boutteau, directeur programme « Pertes et fraude » d’Enedis, l’assume. Les fraudes au compteur Linky ont grimpé en flèche depuis la crise énergétique de 2022. Sur les réseaux sociaux, des malfrats proposent de se charger de l’opération pour quelques centaines d’euros. La technique la plus courante consiste à installer un shunt. Ce dispositif permet de dériver la majeure partie de l’électricité qui la traverse. Elle contourne ainsi le Linky et n’est plus comptabilisée sur la facture.

Sur les trois dernières années, 100 000 compteurs auraient ainsi été trafiqués pour un préjudice s’élevant à plusieurs centaines de millions d’euros, estime Enedis. « Cette électricité volée est réglée par les non-fraudeurs, via le Tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (Turpe), payé par tous les utilisateurs du réseau », rappelle Bertrand Boutteau. Alors, à la demande de l’État, Enedis met les bouchées doubles. « Déjà cette année, nous avoisinerons les 30 000 contrôles contre 12 000 l’an dernier », reprend le monsieur « Pertes et fraude » d’Enedis. Le gestionnaire du réseau ne se focalise plus seulement sur les cas de fraudes jugés certains, mais élargit désormais aux « quasi-certains » et aux « probables », nous apprend Bertrand Boutteau.

Un contrôle sur place rassurant… et pourtant

Quitte à faire des erreurs ? « La seule fois où j’ai touché à mon compteur, c’est en appuyant sur les boutons alors que je cherchais à connaître la puissance délivrée à mon domicile, martèle en tout cas Sylvain V. J’ignorais même qu’on pouvait le trafiquer. » Comme convenu, le 6 juin, le technicien Enedis passe à son domicile. La suspicion de fraude reposait sur une coupure non caractérisée de l’alimentation électrique le 28 mai 2021, laissant penser à une manipulation du compteur, et une consommation anormalement basse depuis cette date. « Le technicien me parle de la période 2021-2023. Mais c’est normal. La maison, qui appartenait à ma mère décédée en 2020, était alors inhabitée, souligne le Normand. Je ne m’y suis installé que fin 2023. »

Son explication figure dans le rapport d’intervention de l’agent Enedis qui précise, par ailleurs, que les scellés, datant de 2019, étaient toujours bien en place sur le compteur. « Il me dit de ne pas m’inquiéter, je pensais le dossier clos », reprend le sexagénaire. Mais le 19 juin, un second courrier arrive. On passe à l’étape suivante de la procédure : « Indemnisation du préjudice à la suite du constat d’une fraude au comptage. » Enedis dit être en mesure « de caractériser la soustraction frauduleuse d’électricité » par Sylvain. « Nos enquêtes ne reposent pas uniquement sur le contrôle sur place, justifie Bertrand Boutteau. Nous avons accès à d’autres éléments qui peuvent nous amener à poursuivre la procédure, même si notre agent passé au domicile s’est montré rassurant. »

Trois cas coup sur coup dans la Manche début juillet

Mais dans cette nouvelle lettre, les éléments exposés sont maigres et peu compréhensibles. Enedis fait état d’une manipulation du compteur le 17 octobre 2023, jamais évoquée à Sylvain jusque-là. « À cette époque, j’ai fait installer chez moi une pompe à chaleur, se remémore-t-il. Mais je n’ai pas touché moi-même au compteur. Et puis mes consommations ont plutôt augmenté par la suite. »

S’il souhaite contester, le Normand a 30 jours pour apporter tout élément utile, précise la lettre. Mais sans attendre, Enedis lui demande de signer un bordereau rectificatif de ses consommations électriques. En clair, un rattrapage de facture établi en comparant ses consommations à celles d’un panel de clients au profil similaire. « Sur la période octobre 2023-juin 2025, je dois ainsi régler 6 614 kWh, soit un peu plus de 1 000 €, plus les frais d’intervention du technicien, d’environ 500 € », résume-t-il.

Sylvain ne signera pas ce bordereau et se mettra aussitôt en contact avec l’UFC-Que Choisir Manche. « Coup sur coup, début juillet, j’ai reçu ainsi trois cas d’accusations invraisemblables de fraude au compteur, fustige Jacky Hébert, président de l’association locale. La fraude est peut-être massive, mais cela n’autorise pas à accuser n’importe qui, n’importe comment. » Les courriers – toujours les mêmes ‒ « ne laissent quasi aucune place au débat contradictoire et Enedis inverse la charge de la preuve : ce sont aux accusés d’apporter la preuve de leur innocence », déplore-t-il. Odile E., 76 ans, habitant près de Saint-Lô, garde aussi en travers de la gorge le ton disproportionné d’Enedis. « Dans le courrier, Enedis nous menace de poursuites judiciaires, ce n’est pas rien », raconte cette retraitée de l’Éducation nationale, élue locale.

Une pompe à chaleur stoppée ou des panneaux solaires installés

Pourtant, là encore, l’agent Enedis venu contrôler son Linky s’était montré rassurant. « Mon compteur donne sur la route où passent d’imposants tracteurs, reprend-elle. Cela pourrait expliquer les coupures anormales de notre compteur, nous a-t-il dit. Rien ne prouvait en tout cas une manipulation frauduleuse. » Et si la consommation du foyer a baissé à partir de mai 2024, « c’est parce que nous avons arrêté notre pompe à chaleur et nous ne l’avons pas rallumée à l’automne puisqu’il était doux ».

Dans le cas de Sylvain comme celui d’Odile, Enedis a fini par ranger au placard la demande d’indemnisation. Le premier l’a su par son fournisseur. « Pour ma part, j’ai dû les appeler le 18 juillet pour savoir où en était mon dossier pour apprendre qu’il était clos », s’étonne Odile, qui aurait aimé des excuses.

Ça n’arrive pas que dans la Manche. Dans l’Eure, Marie-Isabelle et Hervé P. ont aussi saisi l’UFC-Que Choisir pour un cas similaire. Et encore plus cocasse, le 10 février dernier, Enedis leur réclame 1 359 €, toujours sur la base d’une manipulation du compteur, le 3 mai 2023, suivie d’une baisse de la consommation. « La date correspond au raccordement au réseau de nos panneaux solaires tout juste installés, remarque Marie-Isabelle. Mais ce sont des agents Enedis qui sont intervenus sur notre compteur ce jour-là, sans le replomber ensuite, puisqu’ils nous disaient ne pas avoir le matériel nécessaire. » Par la suite, forcément, l’électricité prélevée sur le réseau par la famille a baissé puisqu’elle autoconsommait une partie de son électricité solaire. « Après nos réclamations, le 28 février, Enedis nous a adressé une lettre d’excuse », continue Marie-Isabelle. Malgré tout, cinq mois plus tard, le couple reçoit un avis de prélèvement de la somme réclamée dans le premier courrier. Depuis, Marie-Isabelle bataille pour s’assurer que son dossier est bien clos : « EDF, notre fournisseur, nous dit seulement que la facture est pour l’instant suspendue. »

Bien souvent aussi des clients de mauvaise foi ?

Bertrand Boutteau reconnaît de possibles erreurs dans la détection et l’instruction des fraudes au compteur. « Nous nous efforçons à les éviter au maximum et beaucoup de procédures s’arrêtent après le contrôle sur place de notre agent », assure-t-il. De son côté, le médiateur de l’énergie, l’instance chargée de régler les conflits dans ce secteur et qui a épinglé Enedis dans ses deux derniers rapports d’activité, indique avoir vu le nombre de saisines en médiation pour des cas de fraudes au compteur Linky nettement augmenter depuis le début de l’année. « De moins de 100 en 2024, nous sommes déjà à près de 200 en 2025 », y détaille-t-on. Toutefois, le médiateur précise que « dans la quasi-totalité de ces dossiers, la fraude est avérée ».

Ne pas signer le bordereau rectificatif !

Du moins, si vous vous savez innocent. C’est le conseil que donne Jacky Hébert, président de l’UFC-Que Choisir Manche, estimant qu’Enedis envoie bien tôt, dans la procédure, le bordereau rectificatif des consommations électriques à payer par le supposé fraudeur. Ceci même alors que le débat contradictoire n’est pas clos puisqu’Enedis dit encore possible de lui apporter des éléments en cas de contestation. « Signer ce bordereau et le renvoyer comme le demande Enedis pourrait être interprété comme une reconnaissance de la faute », met en garde Jacky Hébert. « Il est préférable qu’il ne signe pas le document et qu’il apporte des éléments pour étayer sa contestation, conseille aussi le médiateur de l’énergie. Cependant, cela n’empêchera pas le gestionnaire de réseau de procéder au redressement pour fraude. »

Fabrice Pouliquen

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