ENQUÊTE
Compteurs Linky

La scandaleuse impunité d’Enedis

Passage en force, défauts de câblage, refus de prise en charge des problèmes consécutifs à la pose de compteurs Linky : Enedis accumule les erreurs sans avoir à rendre de comptes.

Un État dans l’État, la formule était appliquée à EDF au temps du nucléaire triomphant. Aujourd’hui, elle conviendrait à merveille à sa filiale Enedis (ex-ERDF). En charge du programme Linky, le gestionnaire du réseau électrique avance en effet à marche forcée sans aucun respect pour les usagers et quasiment sans jamais reconnaître ses responsabilités. En situation de monopole, à défaut de concurrence qui pourrait lui inculquer le sens du client, Enedis déploie son compteur Linky sans se soucier le moins du monde des particuliers. Tout semble permis au nom de sa mission de service public, les problèmes récurrents et persistants que nous avons recensés suite à l’installation de nouveaux compteurs le prouvent.

L’appel à témoignages lancé dans le numéro de Que Choisir de mai dernier a fait remonter une petite centaine de vrais dysfonctionnements apparus juste après la pose d’un compteur Linky, ce qui n’est déjà pas rien. Mais on n’avait encore rien vu ! Mi-mai, le questionnaire joint à notre newsletter électronique et destiné aux seuls ménages équipés d’un compteur Linky nous est revenu complété en moins de 48 heures à plus de 2 000 exemplaires. Avec un taux de mécontentement élevé et argumenté.

Alors, même si Enedis continue à affirmer avec obstination que « des cas problématiques, on en a peu », la réalité du terrain devient bien plus alarmante que ne le dit le gestionnaire de réseau. Il n’y a ni fantasmes ni peurs irraisonnées dans les réponses des usagers équipés, seulement des ennuis bien réels. Si 74 % d’entre eux n’ont noté aucun problème consécutif à la pose du compteur Linky, 26 % des ménages, soit 1 sur 4, subissent de vrais dysfonctionnements, ce qui est énorme. Par ailleurs, 69 % des participants estiment que leur compteur Linky est inutile. Un taux d’insatisfaction jugé anormalement élevé par les experts en statistiques de l’UFC-Que Choisir.

Inventaire à la Prévert

Au palmarès des méfaits de ce nouveau compteur communicant, on trouve d’abord les lampes. « Le soir même de l’installation, nos deux lampes de chevet tactiles sont devenues folles », nous écrit un abonné. « Elles fonctionnent de façon anarchique, s’allument toutes seules inopinément, parfois au beau milieu de la nuit », ajoutent de nombreux internautes. On nous parle aussi d’ampoules qui vacillent, de volets roulants qui ne remontent plus, de boîtiers télé qui peinent, de fours qui se mettent en marche tout seuls, de sons parasites à la radio. Autres soucis, les coupures de connexion qui se multiplient sur des box Internet (imposant des relances plusieurs fois par jour et causant des problèmes de réception TV), des appareils qui n’ont jamais redémarré après la pose du compteur ; des congélateurs dont on perd tout le contenu parce que le compteur a été changé en l’absence des occupants. Ou encore des ballons d’eau chaude électriques qui ne fonctionnent plus du tout ou passent en marche forcée, donc en heures pleines au lieu de chauffer l’eau en heures creuses.

D’autres dénoncent des coupures intempestives d’électricité pour un oui pour un non, alors que leurs habitudes n’ont pas été modifiées. Et puis dans les appartements équipés de compteurs électroniques, on trouve des coffrages dont la porte ne ferme plus une fois le compteur changé. « Le compteur ne rentrait pas dans le boîtier mais l’installateur a refusé de reposer l’ancien, qui fonctionnait très bien. La porte reste ouverte, on va finir par l’enlever pour éviter de se fracasser le crâne dessus. C’est inadmissible, l’entrée va ressembler à un chantier », témoigne un abonné exaspéré. D’autres pointent leur contrat heures pleines/heures creuses qui s’est transformé « en heures pleines/heures pleines », pour reprendre le propos d’un internaute qui ne manque pas d’humour en dépit de sa colère.

Problèmes non assumés

Mais, quel que soit le problème, Enedis refuse le plus souvent de l’assumer. Lorsqu’il y a panne d’appareils ou des pièces à changer, il s’estime, d’après notre sondage, non responsable 9 fois sur 10. Quand le cumulus électrique ne fonctionne plus normalement, le problème finit par être résolu seulement une fois sur deux, et c’est la même chose pour les compteurs qui sautent à tout bout de champ. Dans 71 % des cas, les problèmes de box persistent, y compris quand l’installation du Linky date de 2016. Pour ce qui est des contenus de congélateurs perdus quand les changements de compteur se font en l’absence des occupants, ils ne sont jamais indemnisés. « Il n’y a pas eu de panne de secteur », s’entendent répondre les victimes ! De plus, malgré la forte accélération du programme de pose des compteurs depuis le début de l’année, les problèmes qui apparaissaient en 2016 restent d’une ampleur comparable. À l’exception de celui des lampes tactiles, enfin admis depuis peu, Enedis n’a rien appris de ses premiers errements. Le chauffe-eau électrique qui ne redémarre pas ou qui fonctionne en heures pleines demeure d’actualité, les problèmes de box Internet perdurent, les portes de coffres continuent à ne plus fermer, les moteurs et les cartes électroniques à griller, etc.

Poseurs formés à la va-vite

Ces nombreux dégâts tiennent en partie à la précipitation du déploiement. Les poseurs qui sont recrutés ne connaissent pas grand-chose à l’électricité. La tâche est trop mal rémunérée pour que des électriciens de métier s’y intéressent. Les installateurs sont formés à la va-vite, envoyés chez les usagers au bout d’un mois, d’abord en binôme puis seuls. « On apprend énormément en un mois, mais c’est de la théorie, témoigne l’un d’eux. On apprend surtout sur le terrain. On nous demande de passer une demi-heure par compteur, il nous faudrait plus de temps pour le triphasé, car c’est plus complexe. Il y a davantage de câbles à serrer, il faut repérer les phases et les équilibrer. Si on met le neutre sur une phase, on provoque des dysfonctionnements. Le délestage des ballons d’eau chaude peut poser problème, surtout en triphasé. Les options Tempo et EJP (1) sont difficiles à programmer quand on débute : il faut toucher aux relais de délestage. Il arrive même qu’on se trompe de compteur dans les colonnes en immeuble tellement on doit aller vite. Il faut savoir qu’on est payés au smic, ou à peine plus, et qu’on ne touche pas de primes si on fait moins de 10 installations par jour. »

Consignes contradictoires

Conscient de l’insuffisance de la formation de ces personnels qu’il missionne chez ses 35 millions d’usagers, le gestionnaire de réseau envoie régulièrement des techniciens contrôler le travail en cours chez les clients. Une démarche en forme d’aveu, mais qui ne suffit pas à régler les nombreux problèmes. « Il devait y avoir 30 à 40 entreprises de pose il y a quatre mois, on doit être autour de 70 aujourd’hui », nous confiait un installateur en avril dernier. Le rythme de pose s’accélérant, il faut embaucher de plus en plus, les recrutés ne sont pas aguerris aux difficultés du métier ni à la diversité des configurations qu’ils rencontrent.

Et puis, il y a des mots d’ordre contradictoires et des pratiques inexplicables. D’après notre enquête, 52 % des installateurs conseillent d’éteindre les appareils qui fonctionnent ou qui sont en veille, d’arrêter le lave-linge ou le lave-vaisselle s’ils sont en marche, l’ordinateur ou la télé s’ils sont allumés, mais 48 % ne donnent aucune consigne. Quand les compteurs sont dans les parties communes d’un immeuble, sur les paliers, il arrive même que les poseurs oublient de sonner aux portes des appartements tant ils ont intérêt à faire vite pour toucher leurs primes. Résultat, les résidents se retrouvent soudainement privés de courant. Tout électricien digne de ce nom sait pourtant qu’une mise hors tension « sauvage » peut griller le moteur d’un matériel un peu ancien, les cartes électroniques sensibles, déprogrammer des équipements. « On conseille d’arrêter tout ce qui peut l’être avant la coupure générale, nous ont d’ailleurs confirmé les responsables techniques du programme Linky d’Enedis. Après une mise hors tension abrupte, il peut y avoir des matériels qui ne se réinitialisent pas bien ou qui flanchent. La remise sous tension peut entraîner une défaillance des équipements qui datent ou qui ont des composants électroniques sensibles. Les box et les routeurs de Wi-Fi nécessitent une coupure propre, sinon la synchronisation ne se fait plus correctement. »

La doctrine semble donc claire. Mais quand il s’agit de poser ses compteurs à tour de bras, Enedis ne s’embarrasse pas de ces précautions minimales. Les consignes données aux installateurs sont même en parfaite contradiction avec les recommandations de ses propres experts. Ils sont sommés de les remplacer dès lors qu’ils sont accessibles, y compris en cas d’absence des usagers. « Il n’y a pas de prise de rendez-vous quand les compteurs sont accessibles », répond d’ailleurs le service clients d’Enedis aux consommateurs mécontents, et le courrier type d’Enedis annonçant le remplacement précise qu’il « ne nécessite pas votre présence quand le compteur est à l’extérieur ». Les mises hors tension abruptes sont donc exigées par Enedis, qui en connaît pourtant tous les risques ! Plus grave, le gestionnaire de réseau refuse d’en assumer les conséquences. Trop c’est trop, Enedis ne peut pas continuer à imposer ses compteurs en toute impunité.

Face-à-face tendu avec Linky

L’UFC-Que Choisir n’a pas attendu le démarrage de la pose des compteurs pour s’opposer au programme Linky. Dès 2010, l’association a dénoncé « ce compteur pensé par et pour le gestionnaire de réseau, et pas du tout dans l’intérêt des consommateurs ». En outre, depuis que le gouvernement a annoncé le programme de déploiement généralisé de ce nouveau compteur communicant l’année suivante, elle n’a cessé de s’engager pour défendre l’intérêt des consommateurs. Études, actions en justice, tout a été tenté pour empêcher son déploiement. Un recours a été déposé devant le Conseil d’État pour obtenir l’annulation de l’arrêté de généralisation du compteur. Malheureusement, cette procédure n’a pas été couronnée de succès. Son exigence d’un afficheur déporté qui serait placé à l’intérieur du logement, pour que ses occupants puissent suivre leur consommation d’électricité en temps réel, n’a pas abouti non plus. Dommage, c’était là le seul moyen de faire participer le compteur Linky à la maîtrise de la consommation d’énergie des ménages. Mais les gouvernements successifs ont préféré défendre les intérêts du gestionnaire de réseau plutôt que ceux des particuliers. Ce qui n’empêche pas l’UFC-Que Choisir de continuer à se battre, notamment pour la protection des données personnelles des usagers.


(1) EJP, pour « effacement des jours de pointe ». Cette option, qui repose sur une variation du prix de kWh en fonction des jours, a pris fin le 31 mars 2017 et a été remplacée par Tempo. L’option reste applicable aux foyers qui l’ont souscrite.
Élisabeth Chesnais

Élisabeth Chesnais

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