Anne-Sophie Stamane
MediatorLa santé des labos d’abord
De 500 à 2 000 morts, c’est le nombre de victimes du Mediator (benfluorex) avant son retrait du marché. Le scandale met en lumière les ratés du système officiel de surveillance des médicaments, trop dépendant des laboratoires.
Trente-quatre ans après le début de sa commercialisation, un an après son retrait du marché, l’heure du bilan a sonné. Le Mediator, des laboratoires Servier, a fait au bas mot 500 morts. Sans compter les milliers de personnes handicapées à vie, atteintes d’hypertension pulmonaire ou opérées des valves cardiaques.
Les autorités sanitaires françaises ont pris leur temps pour interdire le Mediator. La décision n’a été effective qu’en novembre 2009, des années après d’autres pays européens. Encore a-t-il fallu le combat opiniâtre du Dr Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, pour aboutir, enfin, à la suspension de l’autorisation de mise sur le marché de ce produit mortel (1).
Injustifiable traitement de faveur
Sa composition aurait pourtant dû mettre la puce à l’oreille bien avant cette date tardive. Car le benfluorex, la molécule du Mediator, est un dérivé de la fenfluramine. Soit le principe actif des coupe-faim de type amphétamine, comme le Ponderal ou l’Isoméride. Ces deux médicaments, utilisés dans les années 80 pour maigrir, ont été interdits en France dès 1997 : ils attaquaient les valves cardiaques et provoquaient de l’hypertension artérielle pulmonaire, une affection rare aux conséquences graves. Pour le même motif, tous les anorexigènes ont été retirés du marché dans la foulée, en 1999. Tous, sauf le Mediator. Curieusement, malgré sa parenté chimique avec les produits bannis, il échappe à la purge, sans doute grâce à son profil d’antidiabétique. Son air de famille avec les anorexigènes n’était pourtant pas un secret. Le Dr Henri Pradal, auteur du réputé « Guide des médicaments les plus courants », en fait explicitement état en 1978-1979 dans son « Dictionnaire critique des médicaments ».
Devenu le seul anorexigène disponible, le Mediator récolte, avant son retrait, un succès inespéré. Des milliers de personnes en avalent chaque jour avec la bénédiction de leur médecin. Aujourd’hui encore, le Dr Irène Frachon ne comprend pas le traitement de faveur dont il a bénéficié. « Il n’y avait aucun doute sur la toxicité du Mediator, affirme-t-elle. Mais la peur qu’inspirent les laboratoires Servier aux pouvoirs publics a sans doute été décisive. »
La longévité du Mediator se justifie d’autant moins qu’en 1998 la similitude entre le benfluorex et les anorexigènes récemment interdits arrive aux oreilles de l’Agence du médicament, future Afssaps. Lors d’un comité de pharmacovigilance, elle note que le benfluorex circule dans le corps sous forme de norfenfluramine. C’est précisément le métabolite incriminé dans le scandale de l’Isoméride. Si près de la vérité, l’agence fait le mauvais choix. Au lieu de suspendre sans délai le Mediator et de protéger les patients, elle se contente de diligenter une enquête complémentaire. La Suisse, qui fait au même moment le rapprochement entre l’Isoméride et le Mediator, met Servier face à ses responsabilités. Sentant le vent tourner, l’industriel français retire illico son médicament du marché helvète.
La suite n’est qu’une succession d’alertes ignorées, d’occasions manquées et de décisions reportées. « Pendant dix ans, le Mediator a été la patate chaude que tout le monde s’est refilée sans avoir le courage de décider », déplore le Dr Irène Frachon. L’assurance maladie saisit l’Afssaps en 1998, en vain. En 1999, le Dr Chiche, un cardiologue marseillais, signale à l’Afssaps un cas de valvulopathie cardiaque liée au Mediator. Sans suite. En 2003 et 2004, le Mediator est retiré des marchés espagnol et italien. La France ne réagit pas. Les raisons d’une telle apathie n’étant pas clairement identifiées, l’UFC-Que Choisir a décidé de porter plainte contre X pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui, homicide et blessures involontaires, tromperie aggravée.
Un système décrédibilisé
Toutes les alertes sont, au fil du temps, scrupuleusement rapportées par « Prescrire », publication médicale indépendante. La revue assure une veille minutieuse. Dans ses colonnes, les risques qu’il y a à donner du Mediator sont régulièrement mentionnés. La rédaction ne manque pas une occasion de rappeler que ce médicament n’a pas d’utilité démontrée. Malheureusement, trop peu de médecins lisent « Prescrire ». Nombre d’entre eux continuent à délivrer des ordonnances de Mediator. En 2006, la Haute Autorité de santé (HAS), nouvelle instance chargée d’évaluer les médicaments, va dans le sens de « Prescrire ». Un document préparatoire souligne le faible intérêt du benfluorex et les risques de valvulopathies ou d’hypertension pulmonaire. Mais le danger n’apparaît pas dans les conclusions officielles : la HAS se contente de conseiller le déremboursement du Mediator. L’Afssaps, à qui revient la décision, maintient son taux de prise en charge au niveau le plus haut, 65 %.
L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) doit faire la lumière sur les dysfonctionnements qui ont conduit au désastre. Ses premières conclusions étaient attendues pour mi-janvier, trop tard pour que nous puissions nous en faire l’écho à ce jour. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. « Au-delà du retentissement politique, le scandale du Mediator révèle un système d’autorisation et de surveillance des médicaments dépassé », estime le Pr Philippe Even, pneumologue, très critique vis-à-vis des firmes pharmaceutiques. Les anomalies sont nombreuses, mais le manque d’indépendance de l’Afssaps est la plus frappante. Son budget est massivement abondé par l’industrie pharmaceutique. Surtout, les commissions qui statuent sur la commercialisation ou le retrait d’un médicament sont peuplées d’experts qui, aussi, sont payés comme consultants par les laboratoires. Ces liens incestueux sont aujourd’hui connus. Mais, comme le souligne le Formindep, association qui milite pour une formation et une information médicales indépendantes, « la transparence n’est pas l’indépendance. » L’influence des laboratoires en haut lieu expliquerait pourquoi un retrait du marché n’arrive qu’après des années d’atermoiements, quand décrocher une autorisation de mise sur le marché est plutôt simple. Commercialiser une nouvelle molécule est d’autant plus facile qu’elle n’a pas à faire ses preuves par rapport aux traitements existants, mais par rapport à un placebo…
Pharmacovigilance à revoir
Il faut donc s’attaquer à la mécanique défaillante de la pharmacovigilance, c’est-à-dire la surveillance des effets indésirables de chaque médicament. Actuellement, les médecins font rarement remonter les problèmes rapportés par leurs patients. Ces derniers n’ont pas la possibilité de saisir eux-mêmes les autorités. L’Afssaps, de son côté, se montre peu curieuse des cas individuels qui lui sont signalés ou des alertes venues de l’étranger. Et, quand le doute est là, s’effacer et confier aux laboratoires les investigations complémentaires n’est pas la moindre des aberrations. Ils peuvent jouer la montre, le médicament restant, pendant ce temps, sur le marché.
L’affaire du Mediator a mis en évidence l’insensibilité des autorités à l’intérêt des patients. Espérons que la détresse des victimes servira au moins à faire passer la santé des hommes avant celle de l’industrie.
Médicaments dangereux
Deux autres à évincer d’urgence
Remarquée par les médias pour son rôle d’alerte sur le Mediator, la revue médicale indépendante « Prescrire » poursuit, imperturbable, son travail de fond sur les médicaments. Dans son numéro de janvier, elle focalise sur deux molécules qui, estime-t-elle, n’ont plus leur place sur le marché. Le nimésulide (Nexen) et le buflomédil (Fonzylane et génériques) sont trop dangereux pour la santé. Le premier entraîne des troubles hépatiques graves et peut être remplacé par d’autres produits aussi efficaces. Le second est responsable d’atteintes cardiaques et neurologiques, et il n’a pas d’utilité prouvée.
Mise à jour du mercredi 19 janvier 2011
La mission de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a, dans son rapport rendu public samedi 15 janvier, confirmé la très forte responsabilité des laboratoires Servier dans le scandale du Mediator (benfluorex). L’industriel est accusé d’avoir « anesthésié » les acteurs du circuit du médicament, s’obstinant à faire passer son anorexigène pour un antidiabétique. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) n’est pas épargnée. Les experts pharmacologues de l’agence, souligne l’IGAS, n’ont pas été capables de faire le rapprochement entre le Mediator et d’autres médicaments dangereux interdits depuis 1997, alors que toutes les informations étaient disponibles. Quant au dispositif de surveillance des médicaments, il « a failli à sa mission », déplorent les inspecteurs. Leur analyse est sans pitié : « La chaîne du médicament fonctionne aujourd’hui de manière à ce que le doute bénéficie non aux patients et à la santé publique, mais aux firmes. »
Prenant acte de ces critiques, Xavier Bertrand, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé, a promis une prise en charge et une indemnisation rapide des victimes du Mediator. Les associations de patients et de consommateurs, dont l’UFC-Que Choisir, se sont d’ores et déjà mis d’accord avec le ministère sur le principe d’un fonds d’indemnisation géré par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM), qui doit être confirmé par la loi. Une réforme en profondeur du système du médicament a également été annoncée. Désormais, un nouveau médicament devra prouver sa supériorité par rapport aux molécules existantes, et non plus par rapport à un placebo. Sur le terrain, la surveillance des médicaments sera renforcée à tous les échelons.
Les intentions sont louables et laissent entrevoir de véritables changements. Reste à savoir si le ministère tiendra bon, et appliquera sa feuille de route. Car nul doute qu’une fois le scandale retombé, l’industrie pharmaceutique jouera en coulisses de ses influences pour préserver sa mainmise sur le système français du médicament.
(1) Raconté dans Mediator 150 mg, sous-titre censuré, éditions-dialogues.fr, 148 p., 15,90 €.