Elsa Abdoun
La recherche minée par les conflits d’intérêts
Le vin est-il bon pour les artères ? À quel point faut-il diminuer sa consommation de viande rouge ? Les produits laitiers sont-ils indispensables pour rester en bonne santé ? Une étude récente montre à quel point la recherche en nutrition, censée trancher ces questions, est influencée par l'industrie agroalimentaire. Au risque de brouiller les discours de santé publique.
Les conclusions des publications scientifiques en lien avec la nutrition sont près de sept fois plus souvent favorables à l’industrie agroalimentaire lorsqu'elles ont été financées par cette dernière. C’est l’un des résultats marquants d’une étude publiée en décembre dernier par des chercheurs des universités de Deakin (Australie) et de Sao Paulo (Brésil).
Les auteurs ont recensé près de 1 500 études publiées en 2018 dans les dix principales revues de nutrition actuelles, puis ont relevé les affiliations de leurs auteurs, leurs déclarations d’intérêts, leurs sources de financement… Résultat : plus d'une publication sur huit présentait des liens d'intérêts avec l’industrie agroalimentaire.
Une probable sous-estimation du pourcentage des études réellement liées à l'industrie, car « c'est aux chercheurs de déclarer eux-mêmes leurs éventuels conflits d'intérêts », relève Gary Sacks, le premier auteur de cette étude, une manière de suggérer que certains pourraient « oublier » de confesser des liens gênants. « Mais surtout, poursuit le chercheur, notre analyse ne permet pas de comptabiliser les études financées par l'industrie agroalimentaire, qui ne sont finalement pas publiées du fait de conclusions contraires aux intérêts des entreprises. »
Conclusions favorables à l’industrie agroalimentaire
Parmi les études publiées, celles financées par l'industrie leur sont en effet la plupart du temps favorables. Les chercheurs ont ainsi calculé que plus de la moitié des 196 articles scientifiques présentant des liens avec l’industrie agroalimentaire aboutissaient à des conclusions favorables à cette dernière. C'était à l'inverse le cas de moins de 10 % des études indépendantes. « Les études liées à l'industrie agroalimentaire se focalisent sur les sujets qui les arrangent, comme la mise en évidence d'effets potentiellement bénéfiques d'une molécule présente dans leurs produits, au lieu de s'intéresser aux effets globaux des régimes alimentaires sur la santé. Cela brouille le message scientifique reçu par les médias et les politiques », regrette Gary Sacks.
Il suffit d'un rapide tour sur les sites Internet des revues de nutrition pour trouver un exemple de ce phénomène. En l'occurrence, une étude publiée en 2015 dans la revue The Journal of Nutrition et qui porte sur le jus d'orange. Alors que ses auteurs ne déclarent « aucun conflit d'intérêts », une lecture attentive des astérisques révèle que leurs travaux sont en réalité financés par Coca-Cola Europe. Et dans cette étude, les chercheurs s'intéressent justement aux effets de certaines molécules, appelées polyphénols, qui sont contenues dans plusieurs jus d'orange commercialisés par le géant de l'agroalimentaire. Cela tombe bien, leurs analyses sur une centaine de volontaires suggèrent que ces polyphénols diminuent le stress oxydant, suspecté de favoriser le vieillissement de l'organisme. Si les chercheurs se gardent bien d'en conclure que le jus d'orange préserve la jeunesse, cela n'empêche pas l'idée de faire son chemin : « On retrouve dans l’orange des polyphénols, des alliés anti-âge qui renforcent la protection des cellules », affirme par exemple une nutritionniste dans un article du magazine web Elle à table, le 5 juillet 2019, avant de conclure que, « en geste quotidien, le shot de jus d’orange est une valeur sûre, un excellent produit sans aucun effet indésirable ».
Cinq jours après la parution de cet article (toujours en ligne, comme de nombreux autres du même type), une étude indépendante menée sur environ 100 000 personnes montrera a contrario que la consommation régulière de jus de fruits est associée à un risque plus élevé de développer un cancer. Un effet probablement dû à leur forte teneur en sucre...
Cette étude espagnole sur le jus d'orange n'est qu'une publication parmi de nombreuses autres à présenter des liens avec Coca-Cola. Rien que pour l'année 2018, neuf articles scientifiques publiés dans les 10 principales revues de nutrition présentaient des liens évidents avec cette firme. Et Coca-Cola n'est pas le seul groupe industriel impliqué dans la recherche en nutrition : d'autres, comme Nestlé et Danone, arrivent très largement en tête (voir le tableau ci-dessous).
La part des financements privés dans la recherche augmente
Les fabricants de produits transformés (Nestlé, Unilever, Kellogg’s, Ferrero, Mars…) sont ainsi les premiers à s'impliquer dans la recherche en nutrition, suivis par les fabricants de compléments alimentaires et les spécialistes des produits laitiers. Viennent ensuite toutes sortes d’associations de producteurs agricoles, des fabricants de soda, l’industrie de la viande ou encore les producteurs d’additifs et la grande distribution.
Cette étude n'est pas la première à montrer l'influence de l'industrie agroalimentaire sur la recherche en nutrition, mais elle confirme malheureusement que le problème perdure. Il pourrait même s'accentuer, d'après Gary Sacks, car « partout dans le monde, les financements publics de la recherche en nutrition diminuent, et la part des financements privés augmente ».
Acteurs de l'industrie agroalimentaire le plus souvent liés aux études de nutrition, en 2018
Organisation | Nombre d'études liées (dans les 10 principales revues de nutrition) |
---|---|
Nestlé | 44 |
Danone | 43 |
Abbott (compléments alimentaires) | 23 |
PepsiCo | 16 |
Organisations professionnelles américaines de viande bovine | 14 |
Organisation professionnelle américaine des produits laitiers | 13 |
Organisation professionnelle américaine des œufs | 13 |
Unilever | 12 |
Coca-Cola | 9 |
Organisation professionnelle canadienne des produits laitiers | 9 |
Association de producteurs de noix californiens | 8 |
Kellogg's | 6 |