ACTUALITÉ
Sels nitrités

Les recettes indigestes des charcutiers

Les industriels de la charcuterie tentent d’interdire une pétition contre l’utilisation des sels nitrités dans la charcuterie en raison des risques de cancer colorectal. Ils s’appuient dans leur tentative sur un rapport contestable de l’Académie d’agriculture.

Quelle mouche a donc piqué la Fédération des industriels charcutiers-traiteurs (Fict), le principal représentant des fabricants de charcuterie ? Début octobre, elle a mis en demeure l’entreprise Yuka de retirer tout lien, sur son site et son appli, vers une pétition visant à interdire les additifs nitrités dans les aliments1. Motif : cette action, lancée il y a déjà un an avec la Ligue contre le cancer et l’association Foodwatch, contiendrait des « raccourcis mensongers » et des « affirmations trompeuses et inexactes » tendant à « une désinformation des consommateurs ». La Fict avait déjà déploré, fin 2019, « l’acharnement » de ces trois structures.

Dans un courrier long de 11 pages, les avocats de la Fict menacent donc Yuka de poursuites pour « dénigrement » et « concurrence déloyale », et lui enjoignent de réviser sa « politique de notation » et son classement des additifs. Pas moins. Car ce qui embête surtout les industriels, c’est le score affiché par leurs produits, pour la plupart mal classés par l’application (il s’agit de produits très gras et salés, et comportant des additifs à éviter selon Yuka).

Opposition sociétale montante aux additifs

Cette tentative d’intimidation intervient alors que la mission parlementaire sur les sels nitrités dans l’industrie agroalimentaire, entamée en mars 2020, poursuit ses auditions. L’industrie charcutière est également confrontée à une opposition sociétale montante à ces additifs. Depuis plus d’un an, la Fict tente donc de rassurer les consommateurs avec les « arguments techniques et scientifiques » de… l’Académie d’agriculture. Un bon choix pour ne pas être contredite : cette vénérable institution, majoritairement composée de professionnels du secteur, souvent retraités, a déjà tenté de peser dans les débats sur les aliments ultratransformés, les additifs alimentaires ou encore le bio, ses avis allant immuablement dans le sens des acteurs industriels. Début novembre, elle a publié un nouveau « rapport » qui valide les éléments de langage des charcutiers, à rebours des avis scientifiques officiels.

Pour rappel, le Centre international de la recherche sur le cancer (Circ, organe de l’Organisation mondiale de la santé) classe les viandes transformées, dont les charcuteries, « cancérogènes pour l’homme » (2). Les principaux suspects sont les composés formés à partir des sels nitrités ajoutés, lors de la fabrication et de la digestion des charcuteries : hème nitrosylé et nitrosamines. Les chercheurs spécialistes de la question à l’Inrae, peu suspect de vouloir nuire aux intérêts de la filière agroalimentaire, sont sur la même ligne. Ils ne débattent plus de ce caractère cancérogène, mais explorent plutôt des pistes pour se passer des sels nitrités sans dégrader la qualité sanitaire et organoleptique des charcuteries, le principal obstacle étant de dégager des solutions techniquement et économiquement acceptables par les transformateurs.

Lobbying en bonne et due forme

Occultant ce consensus, les 82 pages du rapport de l’Académie d’agriculture laissent croire à une controverse scientifique, évoquent des études « contradictoires, peu convaincantes, ambiguës, voire inexistantes », insinuent que le Circ et l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) divergent sur la question alors qu’ils n’étudient pas les mêmes objets (l’un les viandes transformées, l’autre les nitrites), discréditent les études épidémiologiques les plus fiables… Il s’agit d’un document « faux, trompeur et mensonger », truffé d’erreurs, en particulier sur la biochimie des nitrites et de leurs dérivés, s’insurge un spécialiste du sujet.

D’ailleurs, quelle légitimité ont les rédacteurs de ce document pour estimer le classement du Circ « scientifiquement injustifié » ? La plupart de ces « académiciens » sont retraités depuis plusieurs années – voire plusieurs décennies – ou n’ont aucune expertise scientifique sur ce sujet – l’un est économiste, un autre spécialiste de la cuisine moléculaire… Ils ont été formés et ont exercé à l’âge d’or de l’agriculture intensive, pendant la deuxième moitié du xxe siècle, époque où les considérations de santé étaient les grandes oubliées et où la proximité des chercheurs avec l’industrie agroalimentaire ne posait guère question. Leurs déclarations d’intérêts sont à cette image, évacuant tout conflit d’intérêts.

L’un d’eux, ancien chercheur, a l’honnêteté de signaler avoir présidé le conseil scientifique de la Fict il y a 25 ans, tandis qu’un autre assume « contribuer de toutes [ses] forces à la Confédération nationale des charcutiers-traiteurs ». Plus gênant, plusieurs se gardent de signaler qu’ils sont également consultants (ou l’ont été) pour des groupes agroalimentaires ou des firmes phytosanitaires… Une des rédactrices du rapport a même participé au groupe d’experts de l’Efsa chargé d’évaluer les additifs, alors qu’elle avait auparavant collaboré avec l’un des principaux fabricants d’additifs, le japonais Ajinomoto. Des liens d’intérêts qui achèvent de décrédibiliser ce rapport.

Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer

« Notre demande est fondée sur la science »

La moutarde lui est « montée au nez » face à l’offensive judiciaire de la Fict contre Yuka. Axel Kahn, cancérologue et médiatique président de la Ligue contre le cancer (3), ne mâche pas ses mots face à ce qu’il qualifie de « gigantesque erreur » commise par la fédération des charcutiers, et affirme sa « solidarité » avec la start-up de notation des aliments. Quant au rapport de l’Académie d’agriculture sur le sujet, il le balaie rapidement : « un non-événement » sans aucune rigueur scientifique. Ces deux offensives « pro-nitrites » le poussent néanmoins à réaffirmer l’impact bien réel des charcuteries nitritées sur la santé. « Il y a un faisceau convergent de suspicions, qui deviennent accablantes, quant à la responsabilité des nitrites dans la sur-cancérogénicité de la viande de porc transformée, explique-t-il à Que Choisir. La Ligue va demander l’interdiction immédiate des nitrites dans les salaisons, car ils n’ont aucune raison d’être : il n’y a pas de risques bactériologiques ; les industriels les utilisent pour accélérer la maturation. En revanche, pour les viandes étuvées, à l’instar des jambons, je reconnais qu’il faut s’assurer qu’une méthode alternative ne va pas augmenter le risque – même s’il n’est pas considérable – de germination des spores botuliques. La Ligue est prête à accompagner les industriels pour tester les méthodes alternatives à l’utilisation des nitrites. »

Axel Kahn déplore les crispations actuelles, alors qu’il « ne veut pas de mal à la charcuterie. Elle est en très grande difficulté actuellement, parce qu’elle voit ses produits classés cancérigènes. Or, à part l’alcool, il n’y a pas beaucoup d’aliments dans cette situation. Il ne devrait même pas y avoir besoin de législation, car pour les industriels, le zéro nitrite est la voie du salut et de l’avenir. Développer une voie sans nitrites est tout à fait possible – il y a déjà énormément d’artisans et d’industriels qui s’y sont engagés. »

Des additifs indésirables

L’UFC-Que Choisir, dans son évaluation régulièrement mise à jour, range les quatre additifs nitrités dans la catégorie « À éviter » en raison de la cancérogénicité des composés formés lors de la dégradation des nitrites et nitrates lors de la digestion, et d’un risque de méthémoglobinémie. Comment les repérer ? Il s’agit du nitrite de potassium (E249), du nitrite de sodium (E250), du nitrate de sodium (E251) et du nitrate de potassium (E252).

Ces quatre substances sont autorisées, y compris en bio.

1. https://www.foodwatch.org/fr/sinformer/nos-campagnes/alimentation-et-sante/additifs/petition-stop-aux-nitrites-ajoutes-dans-notre-alimentation/

2. Selon le Circ, « chaque portion de 50 grammes de viande transformée consommée quotidiennement accroît le risque de cancer colorectal de 18 % ».

3. Également président du comité d’éthique de l’Inrae.

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