Elsa Casalegno
Guerre en UkraineLes conséquences sur la filière agroalimentaire
Si la France et l’Union européenne sont à l’abri d’une pénurie alimentaire, le conflit a des répercussions sur les cours du blé, de l’énergie, mais aussi sur la disponibilité en semences ou en engrais.
Dans les travées du Salon international de l’agriculture (SIA), qui se tenait du 26 février au 6 mars 2022 à Paris, il a été question de vaches et de blé, de concours général agricole et de transition agroécologique. Mais il a aussi été question de la guerre en Ukraine et de pénuries alimentaires. Cette 58e édition devait être placée sous le signe des « retrouvailles » après une session 2021 annulée en raison de la pandémie de Covid. Mais la fête annoncée a été ternie par la guerre en Ukraine, déclenchée deux jours avant l’ouverture. Et si les concours et conférences se sont déroulés comme prévu, l’inquiétude était palpable parmi les professionnels, en particulier les représentants de l’agriculture et de l’agroalimentaire conventionnels, tant l’agriculture française est interconnectée avec la Russie et l’Ukraine.
La France n’a pas à redouter de pénurie alimentaire, assurent-ils. « À court terme, il n’y aura pas de conséquences directes majeures, veut rassurer Dominique Chargé, président de la Coopération agricole française (qui regroupe les coopératives agricoles et agroalimentaires nationales). Mais il y aura d’importantes conséquences sur les coûts des aliments, du fait de la flambée des prix de l’énergie et des matières premières. » C’est inévitable : à l’heure du commerce mondialisé, toute perturbation chez un acteur majeur provoque des tempêtes ailleurs sur le globe. Les prix mondiaux des céréales, du maïs, du colza ou encore du soja ont d’ores et déjà connu une flambée inédite en une semaine. Quant aux cotations du gaz et des engrais, elles se sont envolées dès l’invasion. Ces hausses se répercuteront tôt ou tard dans notre assiette.
Deux producteurs majeurs de céréales, dont dépendent de nombreux pays
La Russie et l’Ukraine, grâce à leurs terres noires très fertiles (le tchernoziom), sont des producteurs de blé, d’orge, de maïs, de colza et de tournesol de premier plan : la Russie est ainsi le 1er exportateur mondial de céréales ; l’Ukraine, le 4e exportateur mondial de maïs, 5e de blé et 3e d’orge, et le 1er d’huile de tournesol (le pays assure la moitié des échanges mondiaux d’huile de tournesol), selon FranceAgriMer, l’Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer.
À eux deux, ces pays assurent 30 % des ventes mondiales de blé et d’orge, dont une large partie est destinée au Maghreb et au Proche-Orient. Ainsi, l’Égypte leur achète 84 % de ses besoins en blé, la Turquie les trois quarts, et le Liban la moitié. Une dépendance aux importations qui laisse planer le spectre de la famine et de nouvelles émeutes de la faim dans ces pays. Manque de chance, leur vulnérabilité est accentuée cette année par une forte sécheresse, et certains pays possèdent moins de trois mois de stocks de céréales.
Le problème se pose cette année, mais pas seulement. Si l’Ukraine ne peut exporter ses stocks, et surtout ne peut semer et récolter les prochaines cultures, l’approvisionnement mondial en céréales s’annonce très tendu non seulement pour 2022, mais aussi pour 2023.
Un transport depuis la mer Noire à l’arrêt
Le trafic maritime depuis les ports de la mer Noire, plaque tournante du commerce des céréales, est à l’arrêt ou presque, tandis que le coût du fret et des assurances des navires s’envole… Impossible de tabler sur un retour rapide à la normale. Tout comme il est impossible de savoir si les semis et, plus tard, les récoltes, pourront être réalisés en Ukraine, auquel cas une part non négligeable de céréales fera défaut.
L’Ukraine ne pourra pas produire ses semences
Plusieurs entreprises semencières françaises (les coopératives Euralis et Maïsadour) sont implantées en Ukraine, où elles produisent pour les marchés russe et ukrainien. Outre les risques de destruction des installations (le personnel a été évacué), les semis ne pourront pas être réalisés ce printemps. « Il y aura de facto un problème d’approvisionnement en semences en 2023 pour ces deux pays, souligne Dominique Chargé. De plus, c’est un jeu de vases communicants : si on manque de semences là-bas, il y aura report de la demande vers les autres sources d’approvisionnement, et un marché de la semence sous tension. »
Des engrais très russes
Autre sujet d’inquiétude, les fertilisants, dont les prix ont plus que doublé depuis le début des tensions. Les engrais azotés sont fabriqués à partir de gaz naturel, deux secteurs dans lesquels « la Russie est un acteur clé », rappelle FranceAgriMer. L’an dernier, la France avait acheté pour près de 150 millions d’euros de fertilisants à la Russie, mais qu’en sera-t-il cette année ? Dans les prochains mois, les agriculteurs français seront donc confrontés à des hausses des prix des fertilisants (indexés sur ceux du gaz), mais aussi à une offre qui devrait se réduire. Deux options : épandre moins d’engrais, au risque de voir les rendements chuter ; ou débourser davantage puis tenter de répercuter les hausses des coûts vers leurs acheteurs, néanmoins les agriculteurs bénéficieront aussi de la flambée des prix des céréales !
Des prix des céréales qui s’envolent
Car les cotations s’affolent depuis l’invasion, alors que les prix atteignaient déjà des niveaux élevés en 2021 du fait des perturbations liées à la pandémie de Covid. Ainsi, les prix du blé tendre et du maïs tutoyaient les 380 € la tonne le 3 mars, soit des hausses de 40 à 50 % en deux semaines. « Du jamais vu en plus de 20 ans », estiment les professionnels de la filière. Même évolution, quoique de moindre ampleur, pour le colza et le tournesol, dont les approvisionnements sont compromis par la paralysie du trafic en mer Noire.
Les éleveurs subissent les hausses des aliments du bétail
Une situation qui inquiète les éleveurs, car les hausses du blé, du maïs et des tourteaux se répercuteront inévitablement sur les aliments du bétail, après une année 2021 déjà sous le signe de l’inflation. En revanche, le risque de pénurie est écarté, selon les fabricants d’aliments. La France achète du maïs et des tourteaux de tournesol à l’Ukraine, mais 80 % des matières premières utilisées sont issues de l’Hexagone. De plus, elle dispose encore de stocks, et d’autres fournisseurs (Brésil, USA…) peuvent suppléer. Néanmoins, l’Ukraine a l’avantage de fournir des cultures non OGM ; s’il est possible de trouver des fournisseurs de produits non OGM en Amérique, le coût sera nettement plus élevé.
Des incertitudes pour plusieurs denrées
Les entreprises agroalimentaires qui commercent avec la Russie et l’Ukraine souffriront à divers degrés selon les secteurs. En 2021, près de 900 millions d’euros (M€) de produits alimentaires (champagnes et alcools forts, mais aussi semences, céréales, œufs, protéines laitières et poudres infantiles, chocolat, tabac, aliments pour animaux, etc.) ont été vendus à la Russie. Ce pays est aussi l’un de nos principaux fournisseurs de poissons (lieu d’Alaska, morue), d’aliments pour chiens et chats, de tourteaux de tournesol et soja (pour le bétail)… pour un total de 165 M€.
Les sommes en jeu avec l’Ukraine sont également importantes : 250 M€ d’exportations vers ce pays (alcools, semences et céréales, divers produits alimentaires…) et 460 M€ d’importations (maïs, graines de colza, huiles et tourteaux de tournesol, miel…). Par ailleurs, des transformateurs hexagonaux possèdent là-bas des sites de transformation pour la consommation locale, à l’instar des industriels laitiers Lactalis et Savencia : si certaines usines continuent à tourner dans l’ouest du pays, d’autres sont menacées, voire à l’arrêt.
Des offensives contre les mesures environnementales
La guerre menée par la Russie en Ukraine aura inévitablement des conséquences sur la disponibilité et le prix des denrées alimentaires. En France et en Europe, la principale difficulté concerne les prix ; plus au sud, c’est la sécurité alimentaire qui est en jeu. Il n’en fallait pas plus pour les représentants des filières agricoles conventionnelles pour monter à l’assaut… de la politique environnementale de l’Union européenne (UE). Les appels à passer outre le Green Deal européen et sa déclinaison pour l’agriculture, la stratégie « Farm to fork » (de la ferme à la fourchette), se multiplient, car elle se traduit selon eux par un recul de la production agricole européenne.
La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) appelle à « remettre la souveraineté alimentaire en priorité absolue » ; comme elle, les syndicats agroalimentaires (Ania et Coopération agricole) souhaitent « mettre en production toutes les terres agricoles disponibles en France et en Europe », y compris les jachères et les surfaces visées par des mesures agroécologiques, pour compenser le recul de la production en Ukraine. Pierre Pagès, vice-président de Semae (l’interprofession des semences) voit quant à lui la nécessité de « produire plus, mais mieux » grâce au génie génétique. Remettre les OGM en selle : cela tombe bien, alors que l’UE s’apprête à réviser en profondeur la réglementation sur le sujet.