Fabienne Maleysson
Coup de frein de l’Agence européenne des médicaments
Invitée à se prononcer sur la faisabilité d’une substitution du dioxyde de titane ‒ colorant potentiellement toxique ‒ dans les médicaments, l’Agence européenne des médicaments se fait le porte-voix des laboratoires en détaillant la complexité de l’exercice.
Brandir la menace d’une pénurie de médicaments, rien de tel pour entraver des velléités de réforme. C’est ce que vient de faire l’Agence européenne des médicaments (EMA, European Medicines Agency). En mai dernier, la Commission européenne avait demandé à cette instance de se prononcer sur les possibles alternatives au dioxyde de titane dans les médicaments et sur les considérations à prendre en compte pour entreprendre une élimination progressive de cet excipient. En effet, quelques jours auparavant, l’Agence européenne de sécurité des aliments avait rendu un avis précisant qu’au vu des connaissances scientifiques, le dioxyde de titane (TiO2) ne pouvait plus être considéré comme un additif alimentaire sûr. Ce colorant contient un grand nombre de nanoparticules, ce qui lui confère des potentialités toxiques particulières.
Il importait donc de statuer sur son sort dans les médicaments. En France, plus de 4 000 d’entre eux en contiennent, comme nous l’avions révélé en 2017. De nombreux lecteurs qui prennent quotidiennement un traitement pour une maladie chronique ou un cancer, par exemple, nous font part de leur inquiétude à l’idée que les comprimés qui sont censés les soigner puissent aussi les rendre malades. Mais ce ne sont pas les patients, ni même leurs associations, qu’a consulté l’EMA. Ce sont uniquement les industriels. Qui se sont empressés d’affirmer que la substitution serait extrêmement complexe.
Un bénéfice sujet à caution
Si le dioxyde de titane ne joue qu’un rôle esthétique, puisque c’est un colorant et un opacifiant, aucun des remplaçants potentiels (carbonate de calcium ou amidon par exemple) ne réunirait toutes ses qualités, assurent les fabricants. Or, l’EMA semble prendre pour argent comptant leurs arguments, sans apporter la moindre nuance. C’est le cas lorsqu’elle invoque l’utilité du TiO2 dans la protection contre les UV. Celle-ci peut pourtant être facilement obtenue en laissant les médicaments dans leur boîte ! Autre exemple, l’EMA souligne que la couleur du médicament est importante dans son acceptation de la part du patient. « C’est un argument difficilement audible avec tous les signaux d’alerte qui ont été mis en évidence et continuent à s’accumuler au sujet du dioxyde de titane », estime Mathilde Detcheverry, déléguée générale d’Avicenn, association d’information sur les nanomatériaux. De fait, la première condition de l’acceptabilité, c’est la certitude que le bénéfice sera supérieur au risque. Or le bénéfice de l’utilisation du TiO2 reste sujet à caution.
L’agence souligne aussi que la reformulation nécessite de nombreuses vérifications (stabilité, dissolution, non-interférence avec les autres composants, etc.) et que chaque nouveau médicament devra être réévalué par les autorités nationales et elle-même. Une procédure lourde, certes, mais qui ne devrait décourager ni les laboratoires ni les agences étant donné l’enjeu de santé publique. Enfin, vient l’argument massue : « Compte tenu de l'ampleur de l'utilisation de cet excipient, du temps et des coûts nécessaires à la reformulation et du volume de produits concernés, toute obligation de remplacer le TiO2 entraînera quasi à coup sûr des pénuries importantes de médicaments et des interruptions ou retraits avec des conséquences majeures pour les patients. »
Des marques se passent déjà de dioxyde de titane
Difficile de faire la part des choses entre les contraintes techniques réelles et la mauvaise volonté mise par les laboratoires pharmaceutiques à modifier leurs pratiques. On peut tout de même constater que, à principe actif identique, certaines marques se passent de dioxyde de titane. C’est donc que l’exercice n’est pas impossible. Chacun peut les réclamer à son pharmacien ou à son médecin. Cette pression des patients pourrait permettre d’inciter les industriels à reformuler rapidement leurs produits. D’ores et déjà, certains laboratoires semblent vouloir prendre les devants. « Même si cela n’a jamais été confirmé officiellement, un responsable de Sanofi avait évoqué en 2019 l’intention de sa firme de remplacer le TiO2 par des alternatives, explique Mathilde Detcheverry. Or, nous avons constaté qu’il avait disparu de plusieurs versions du Doliprane destinées aux enfants. »
Au vu des arguments avancés par les industriels, l’EMA estime à une dizaine d’années au moins le délai nécessaire pour que le dioxyde de titane disparaisse des médicaments. La Commission lui a cependant demandé de fournir une évaluation actualisée dans trois ans, en rappelant que « l’industrie pharmaceutique doit fournir tous les efforts possibles pour accélérer la recherche et le développement d’alternatives pour remplacer le dioxyde de titane dans les produits ». Une date limite pour la substitution, prévue par un texte réglementaire, aurait été plus incitative.