Boulangerie Le pain n'est plus ce qu'il était !

Boulangerie

Le pain n'est plus ce qu'il était !

Publié le : 25/09/2018 

Derrière le terme « boulanger » se cache un métier aux multiples facettes où nombre d’artisans, dépendants des grands groupes meuniers, contribuent à l’uniformisation du pain et à un système qui les fragilisent. Difficile pour le consommateur de s’y retrouver.

 

En France, depuis vingt ans, le terme « boulangerie » est protégé, réservé aux commerçants qui pétrissent, façonnent et cuisent le pain sur place. Cette définition parmi les plus restrictives d’Europe interdit notamment toute congélation ou surgélation au cours de son élaboration. Malgré ces garde-fous, la situation des boulangers hexagonaux n’est pas folichonne. Avec 35 000 établissements, la boulangerie artisanale demeure le premier commerce de détail ali­mentaire en France mais, chaque année, près de 1 000 boulangeries indépendantes mettent la clé sous la porte. La désertification rurale et la concur­rence du pain industriel, qui représente à ce jour 43 % du marché du pain, sont des causes évidentes de ce déclin. Mais aujourd’hui, l’indépendant qui gère une seule boutique ne suffit plus à définir la boulangerie artisanale. Un nouveau modèle le concurrence : les chaînes. 
Particulièrement présentes dans les zones périurbaines, les enseignes comme Marie Blachère, Louise ou Ange (respectivement autour de 300, 120 et 60 boutiques) jouent sur deux tableaux. Le pain y est fait sur place, ce qui permet d’utiliser les termes boulangerie, fait-maison et même artisan. Mais on y applique les recettes de l’industrie : pains formatés, fournées continues, promos (« 3+1 gratuit ») et des pâtisseries viennoiseries fabriquées en partie en usine et décongelées sur place. « Les boulangers des campagnes et des petites villes sont les premiers à souffrir de ces évolutions d’autant que leurs emplacements n’ont plus l’attractivité d’antan », constate Gérald Brochoire, ancien directeur de l’Institut national de la boulangerie-pâtisserie. Alors que les chaînes sont stratégiquement placées en zone de flux et dotées de parking, la boulangerie en face de l’église a souvent perdu ses ouailles.

Des baguettes clé en main 

Beaucoup d’indépendants ont également développé une relation de subalterne vis-à-vis de leurs fournisseurs, les moulins. Car certains sont aujourd’hui bien plus que des fournisseurs de farine. Alors que quatre groupes se partagent plus de la moitié du marché (voir infographie ci-dessous), ces entreprises ont pris une position dominante que Marie Astier, auteur du livre enquête Quel pain voulons- nous ?, juge en grande partie responsable de la standardisation. Au départ pourtant, tout partait d’une bonne intention : « À la fin des années 80, alors que le modèle dominant était la baguette ultrablanche issue d’une fabrication mécanisée, certains meuniers ont souhaité rehausser la qualité du pain. C’est la naissance du groupement de meuniers Banette qui proposa aux boulangers des recettes alliant un façonnage à la main à des farines plus haut de gamme, le tout valorisé par des pubs à la télévision. » Mais, peu à peu, les boulangers se sont vu dépossédés de leur savoir-faire. Jusqu’à devenir, pour certains, les opérateurs techniques des meuniers plus que des artisans ! En mars 2018, Que Choisir s’est rendu sur le stand des Grands Moulins de Strasbourg (1) lors du salon professionnel Egast. Quatrième plus grand meunier français, l’entreprise, qui a un partenariat avec Banette, possède onze moulins et la marque Le pain boulanger. Elle y présentait une boutique-concept telle que peuvent en développer ses partenaires. À l’instar des pratiques de tous les grands meuniers, l’agencement des points de vente, l’accompagnement marketing et technique, et même le financement à l’installation font aujourd’hui partie des services qu’offrent les Grands Moulins de Strasbourg. Ces derniers proposent aussi des formations pour maîtriser les recettes « maison ». Des pains « clé en main » comme la Banette n° 07, un pain « bien-être » aux farines de légumineuses limitant son taux de gluten ou encore le Bousco, décrit comme « un pain authentique au bon goût de terroir (…) Un de ces pains d’antan dont les maîtres boulangers ont su perpétuer le secret de génération en génération… ». Derrière ces concepts, des « mix » – mélanges de farines, améliorants et, si besoin, ingrédients divers (graines, fruits secs, baies de goji ou graines de chia…) – qui dispensent le boulanger ayant passé un contrat d’approvisionne­ment avec la marque de créer ses propres recettes.
Un outil à double tranchant pour Gérald Brochoire : « Les mix simplifient les process, permettant un gain de temps et une économie de main-d’œuvre. Mais ces recettes parfaitement dosées pour répondre à la réglementation entraînent une harmonisation de l’offre. » Marie Astier ajoute : « Le phénomène des marques de meuniers n’est pas nouveau, mais les produits se multiplient du fait d’une concurrence féroce pour s’attacher les artisans : baguettes aux recettes et formes diverses, mélanges pour pains santé, paysans, nordiques, etc. Cela a amené la profusion, mais la comparaison des catalogues permet de constater qu’ils se répètent d’un moulin à l’autre. » 

Des boulangers réagissent

Aujourd’hui, une élite boulangère tire la sonnette d’alarme. Parmi eux, des chercheurs, historiens et associations étudient les vertus des levains naturels et des populations anciennes de blé. Des amoureux du bon pain répertorient les bonnes boulangeries (blog le « painrisien », par exemple) et bien sûr les boulangers, souvent issus de reconversions.
Louis Lamour en fait partie. Cet ancien de la finance boulange à Bordeaux depuis dix ans. « Sans mix, avec des farines sans ajouts et du levain naturel », résume-t-il. Pour un pain au goût vraiment différent mais qui a un coût. Car faire du pain « à l’ancienne » est plus onéreux. « Acheter la farine d’un petit meunier coûte trois fois plus cher que celle d’un indépendant plus gros, elle-même bien plus chère qu’une farine blanche corrigée bas de gamme », complète Louis Lamour. Au final, si le Bordelais se contraint à vendre sa baguette tradition à un euro, certains pains vendus au poids dans ces néoboulanges flirtent avec les 15 € le kilo. Faute d’un sursaut de la filière, le fossé risque de se creuser entre un pain d’élite et un pain quotidien désormais dans le pétrin ! 

Quelques définitions

Pain de tradition française. Exemple : la baguette tradition. Les additifs sont proscrits et seuls quatre adjuvants sont autorisés (farine de fèves et de soja, malt et gluten) ainsi qu’un auxiliaire technologique (alpha-amylase fongique). Cette sobriété concourt à l’obtention d’un pain plus goûteux, croustillant et à la mie crème alvéolée.
Pain courant. Exemple : la baguette classique. Il autorise 14  additifs (acide lactique et ascorbique…), des adjuvants (vinaigre, gluten…) et des auxiliaires technologiques (enzymes dont l’alpha-amylase).
Pain spécial. Cette catégorie fourre-tout (pain sans gluten, aux céréales, de mie, viennois…) regroupe les pains dont les recettes peuvent comporter une centaine d’additifs autorisés ainsi que des matières grasses, sucrantes et des produits laitiers.

Les maux du pain

► Allergie au blé. Cette allergie à toutes les protéines du blé (dont le gluten) affecte 0,1 % de la population environ et nécessite une éviction totale du blé, même à l’état de trace.
► Maladie cœliaque ou intolérance au gluten. Elle touche environ 1 % de la population pour qui le gluten est proscrit car il crée une inflammation chronique qui va endommager la paroi intestinale et perturber l’absorption des nutriments, menant à un risque de carences.
► Hypersensibilité au gluten non cœliaque. Sans que le rôle du gluten soit clairement établi, on observe une augmentation de la prévalence des troubles gastro-intestinaux aux signes proches de ceux du syndrome du côlon irritable. Des patients peuvent ressentir une amélioration lors de l’éviction du gluten.

La ferme Moyses

Les paysans boulangers se battent pour la diversité 

Lili et Christophe Moyses
Chez Lili et Christophe Moyses, en Alsace, le pain provient de variétés de blé qu’ils ont sélectionnées, cultivées sans labour et en bio sur 54 hectares.

Redonner de la diversité aux pains commence dès le champ, au moment de la sélection des blés. Chaque année, avant la rédaction des contrats entre producteurs céréaliers et meuniers, un catalogue des blés meuniers est édité par l’ANMF (Association nationale de la meunerie française). Soit une liste d’une centaine de blés jugés les plus panifiables et « utilisés par 99,9 % des meuniers industriels », explique Bernard Valluis, le président délégué de l’ANMF. Une goutte d’eau comparée aux milliers de variétés dites de populations, délaissées par l’agriculture intensive. Des variétés bien moins productives que les blés modernes mais qui présentent d’autres atouts comme leur richesse en protéines et une grande résistance aux nuisibles et aux maladies. Aussi appelées variétés de pays, anciennes ou locales, ces semences font l’objet de toute l’attention des associations de paysans (Triptolème, Kerna ùn Sohma…) et des conservatoires botaniques qui se battent pour les conserver, les replanter et les faire vivre via leur utilisation agricole. C’est la mission que se sont donnée Lili et ­Christophe Moyses. Ces paysans boulangers cultivent leur céréales, meulent leur farine et pétrissent leur pain à Feldkirch, en Alsace. 

Sélection à l’ancienne

Mais leur ferme perpétue aussi un savoir-faire très ancien. « Jusqu’au début du XIXe siècle, avant les premiers sélectionneurs professionnels, les blés étaient ressemés d’année en année, en appliquant la sélection massale, c’est-à-dire en ressemant toujours le plus beau spécimen », précise Christophe Moyses. Chaque année, une centaine de variétés sont plantées dans le conservatoire par rangées de quelques mètres carrés afin d’évaluer leurs qualités culturales, sans fertilisation ni étrillages pour sélectionner les meilleures. Celles-ci seront replantées l’année suivante dans des parcelles de multiplication de quelques hectares. « C’est là que se situe l’opération la plus délicate : passer d’environ 15 g de grains au conservatoire à plusieurs centaines de kilos au bout de cinq ans », explique le paysan. Les variétés les plus intéressantes auront alors la chance d’être cultivées pour produire de la farine et enfin finir dans le pétrin de Lili pour y fabriquer du pain. 

Témoignage

Du pain maison, sans machine ! 

Camille, journaliste à la rédaction, a mis la main à la pâte.

« De la farine, de l’eau et du sel suffisent à fabriquer du pain. Fini les baguettes blanches du coin de la rue soupçonnées de contenir trop de gluten : c’est ­décidé, je vais fabriquer du pain sans machine, sans levure et avec de la farine complète bio. 
Quelques lectures sur Internet plus tard, je me lance dans la première étape : créer mon levain, en mélangeant dans un bocal 25 g de farine et autant d’eau (de source, c’est mieux, paraît-il). Après une douzaine d’heures, des petites bulles affleurent à la surface et une odeur suave se dégage. Mon levain est né, l’heure est venue de le nourrir (de le « rafraîchir », disent les boulangers), en incorporant à nouveau de l’eau et de la farine. Je répéterai l’opération trois fois pour disposer, dans quelques jours, d’une quantité de levain suffisante à la fabrication de mon premier pain. Le grand moment est arrivé, je me lance dans un pain de 500 g. Je prélève donc 104 g de mon levain (je continuerai à nourrir le levain « chef », pour mes futurs pains) que je mélange à 173 ml d’eau, 327 g de farine et 4,5 g de sel. Les deux mains dans la pâte et les pieds bien ancrés dans le sol, je pétris cette pâte énergiquement pendant près de 10 minutes, en essayant d’y incorporer de l’air. Puis je constitue une belle boule de pâte. Le soir, ma boule a triplé de volume ! Reste à lui donner la forme souhaitée et à lacérer la pâte pour que l’air s’échappe pendant la cuisson. Certains conseillent une température maximale (250 °C) et constante, d’autres préfèrent la baisser tout au long de la cuisson… J’opte pour un four chauffé à bloc et une observation minutieuse pour réagir vite, au besoin. À mesure que la croûte dore, l’évidence s’impose : j’ai réussi à faire du pain ! Plusieurs fois. Ces miches étaient-elles toujours belles ? Oui, plutôt. Toujours bonnes ? Disons… pas mauvaises. Avec le petit goût acidulé typique du levain naturel, mais aussi avec sa mie dense, souvent trop dense dans mon cas. Assez dense pour me lasser au bout de quelques semaines. Boulanger, c’est un métier ! »

Le monde de la boulangerie

Notes

(1) L'entreprise a été placée en redressement judiciaire le 3/9/18.

Marie-Noëlle Delaby

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