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L’histoire secrète des cépages interdits

Accusés de tous les maux, interdits dans les années 30, les cépages hybrides reviennent sur le devant de la scène viticole. Un documentaire actuellement en salle, Vitis Prohibita, leur est d’ailleurs consacré. Spécificité de ces variétés rustiques, elles n’ont pas besoin des traitements phytosanitaires qui inondent les vignobles modernes.

Clinton, Noah, Isabelle, Jacquez, Othello, Herbemont… peu d’amateurs de vin connaissent ces noms de cépages. Ils ont pourtant représenté plus d’un tiers de la surface viticole française au début des années 30. Faut-il « libérer » ces 6 variétés interdites depuis le début du XXe siècle en Europe ? Vitis Prohibita, le documentaire du réalisateur Stéphan Balay, sorti en salles le 6 novembre dernier, invite à se poser la question. Au-delà des superbes paysages des Cévennes que montre ce film, il permet de découvrir que ces variétés, encore cultivées par quelques irréductibles pour leur usage personnel, font l’objet de toutes les attentions dans le reste du monde ! Et pour cause, elles résistent aux nombreuses infections (oïdium, mildiou, etc.) qui sont le fléau de nos vignes. Elles ne nécessitent donc aucun traitement phytosanitaire et, cerise sur le gâteau, sont mieux adaptées au changement climatique. Elles pourraient donc apporter une réponse à la problématique des pesticides, dont la viticulture moderne reste l’un des plus gros consommateurs.

D’où viennent donc les particularités de ces cépages ? Tout simplement du fait que ce sont des hybrides, c’est-à-dire qu’ils sont issus du croisement de vignes européennes (ou vitis vinifera) avec leurs cousines sauvages américaines. C’est d’abord grâce à ces techniques d’hybridation que notre vieux vignoble, entièrement détruit par un redoutable insecte, le phylloxéra, entre 1865 et 1885, a pu survivre. Devant l’urgence, les viticulteurs ont cherché à exploiter la résistance naturelle des cépages d’outre-Atlantique en les croisant avec nos variétés européennes afin de conserver (au moins partiellement) leurs saveurs. C’est ainsi que sont nés les premiers hybrides. Conséquence du succès de ces expériences, des centaines de nouveaux cépages ont vu le jour, faisant bondir la production à des niveaux jamais atteints. Mais avec des qualités variables ! C’est pourquoi une autre technique est apparue pour lutter contre l’insecte ravageur : celle du greffage. Il suffisait d’associer un pied de cépage américain (la partie souterraine de la plante avec son système racinaire, le porte-greffe) avec des bois issus de nos vignes traditionnelles (le greffon) pour résoudre l’équation. Et surtout pour conserver peu ou prou les caractéristiques organoleptiques de nos cépages nobles. Dès lors cette technique s’est généralisée et elle est encore utilisée aujourd’hui dans plus de 90 % du vignoble mondial. Bien rares sont les vignes dites « franc de pied » qui s’en affranchissent… à l’exception notable des variétés hybrides !

Le méthanol, prétexte à l’interdiction des hybrides

Ces hybrides continuèrent cependant d’être exploités dans les campagnes où chacun produisait son propre vin à partir de sa treille. Mais dans un contexte de surproduction, la régulation du marché devenait indispensable à la survie de la filière. Après un premier coup d’arrêt en 1935, l’étau réglementaire sur les cépages hybrides s’est resserré dans les années 50. Pour justifier leur interdiction, on les a accusés de tous les maux : ils donnaient de mauvais vins et, pire, rendaient fou en raison de leur teneur trop élevée en méthanol. Un argument aujourd’hui fortement contesté, car ce composant, naturellement présent dans tous les vins, y reste toujours bien en dessous des seuils réglementaires. « Mais qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », rappelle Vincent Pugibet, du domaine La Colombette, président de l’association Piwi France qui milite pour la promotion des cépages résistants aux maladies de la vigne. « Les raisons de leur interdiction sont bien moins avouables. En réalité, cette prohibition permettait aux grands bassins de production de se débarrasser de la concurrence de la viticulture paysanne, principale utilisatrice de ces variétés rustiques ». Ce n’est pas un hasard si cette évolution coïncide avec le développement des appellations d’origine contrôlée (AOC/AOP), le classement hiérarchique des cépages et surtout… l’essor de l’industrie chimique. Pour préserver la « pureté » de nos chardonnays, merlots ou cabernets, la reproduction par voie végétative (bouturage, greffage, etc.) s’est généralisée au détriment de la reproduction sexuée. Aujourd’hui, 190 millions de clones sont ainsi plantés chaque année en France. « C’est un peu comme si on faisait des photocopies de photocopies, au fil du temps, on finit par perdre de l’information », remarque Vincent Pugibet. Face à cette « consanguinité », pas étonnant que nos vignes dégénèrent et nécessitent toujours plus de chimie. Si bien qu’aujourd’hui, la viticulture consomme 20 % du tonnage de pesticides utilisés dans l’Hexagone, alors qu’elle ne représente que 3 % de la surface agricole.

Berceau de tous les grands cépages

Mais tandis que la filière campe sur ses positions rigides, d’autres pays, à commencer par l’Allemagne et la Suisse, mais aussi l’Italie ou l’Espagne, développent depuis des années les recherches de cépages résistants, issus de croisements multiples. Tout comme les États-Unis, la Russie ou la Chine ! En France, force est de constater que jusqu’ici, les seules recherches expérimentales ont été plutôt le fait d’initiatives émanant de vignerons ou de pépiniéristes. Après avoir utilisé tous les moyens juridiques pour leur mettre des bâtons dans les roues, les instituts de recherche comme l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) ou l’Institut français de la vigne et du vin (IFV) semblent avoir pris conscience des enjeux et veulent désormais rattraper leur retard. « C’est évidemment une très bonne chose », affirme Vincent Pugibet, « mais ils veulent aussi garder le monopole de la recherche (et les royalties qui en découlent). La France a la chance d’être le berceau de tous les grands cépages cultivés aujourd’hui dans le monde. Ce n’est pas en se repliant sur soi, en interdisant toute initiative privée, qu’elle réussira à préserver ce patrimoine », s’insurge-t-il. Produire des vins « propres » (ce que le bio, qui ne peut se passer totalement d’intrants, ne réussit pas complétement), c’est le défi auquel la filière est confrontée, si elle ne veut pas se faire damer le pion.

Florence Humbert

Florence Humbert

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