ENQUÊTE
Perturbateurs endocriniens

Quand Bruxelles joue avec notre santé

Officiellement, la Commission européenne planche depuis des années sur une régulation des perturbateurs endocriniens susceptible de protéger les citoyens. Endormie par les sirènes de l’industrie, elle tergiverse et a pris un retard intolérable.

Bientôt huit ans que les autorités européennes ont promis de prendre à bras-le-corps le problème des perturbateurs endocriniens. Huit ans et, concrètement, rien n’a changé pour les citoyens, qui continuent à y être exposés quotidiennement. C’est par un règlement publié en octobre 2009 que tout commence. Il concerne les pesticides et interdit que soient approuvées pour cet usage les substances « considérées comme ayant des effets perturbateurs endocriniens pouvant être néfastes pour l’homme ». Dans les années qui suivent, des restrictions similaires apparaissent dans la réglementation sur les biocides (1), les produits cosmétiques ou les substances chimiques en général (Reach).

Mais pour encadrer les perturbateurs endocriniens (PE), encore faut-il les identifier. La science qui étudie ces substances est jeune, en pleine construction, il n’existe pas de liste officielle et même pas encore de définition réglementaire. La Commission doit donc en établir une, qui servira de base aux réglementations à venir. C’est ce à quoi elle aurait dû s’employer sans délai, avec le concours des scientifiques les plus reconnus, puisque l’Union est supposée « garantir la protection de la santé humaine dans toutes ses politiques ». Mais « les institutions européennes n’ont pas le budget pour payer des experts indépendants, du coup elles travaillent avec quiconque veut bien faire profiter de son expertise gratuitement. Une aubaine pour les scientifiques payés par ailleurs par des industriels », déplore Martin Pigeon, chargé de l’agroalimentaire à l’association Corporate Europe Observatory, qui met au jour le pouvoir des groupes de pression.

Un sujet explosif

Pour ceux qui s’intéressent à la façon dont l’Union légifère, ce dossier va devenir un cas d’école. Car le sujet est explosif : si la définition des PE est large, de très nombreuses substances chimiques pourraient en faire partie, avec les contraintes réglementaires et les impacts économiques que cela implique. Mois après mois, le processus va s’enliser, pris en otage par des luttes d’influence sans fin aux dépens des citoyens européens. Conflits entre directions de la Commission et entre États membres, selon qu’ils préfèrent préserver la santé ou le business, coups tordus des différents lobbies (produits chimiques, matières plastiques, pesticides, cosmétiques…) : tout concourt à retarder la décision, comme le détaille de façon très précise la journaliste Stéphane Horel dans son livre Intoxication (2). Fruit d’une enquête minutieuse, l’ouvrage décrypte les stratégies des lobbies industriels pour instiller dans les esprits le doute sur la nocivité des PE et se prémunir contre des réglementations trop rigoureuses. Le point culminant de cette guérilla réside dans une attaque aussi massive qu’inédite : à l’initiative de scientifiques largement financés par l’industrie, une lettre ouverte paraît simultanément dans 14 revues de toxicologie, remettant en cause la particularité des PE et invoquant, de façon très surprenante de la part de scientifiques, le « bon sens ».

Les chercheurs indépendants spécialistes de la question ont beau réagir vertement, appelant à la transparence sur les conflits d’intérêts et fustigeant le mélange entre science et politique, le mal est fait. En septembre 2013, la Commission décide de demander une étude d’impact pour mesurer l’effet des différentes options ­réglementaires qui s’offrent à elle. « En général, nous estimons que de telles études constituent un outil pour améliorer les politiques publiques, précise Pelle Moos, responsable de ce dossier au Beuc (Bureau européen des unions de consommateurs), dont l’UFC-Que Choisir est membre fondateur. Mais en l’occurrence, il s’agit d’une manœuvre de l’industrie et de certaines personnes au sein de la Commission pour retarder et finalement faire dérailler le processus démocratique. C’est inacceptable ! »

La Commission condamnée pour avoir failli

Un avis partagé par de nombreuses parties prenantes, à commencer par le ­gouvernement suédois qui, soutenu par plusieurs pays, dont la France, et par le Parlement européen, traduit la Commission devant la Cour de justice de l’Union européenne au motif du retard pris à légiférer sur la définition des PE. Fait rarissime, en décembre 2015, la Cour condamne la Commission pour avoir failli à son obligation. Démontant un à un tous ses arguments, elle l’invite à respecter l’équilibre entre le bon fonctionnement du marché intérieur et le niveau élevé de protection de la santé humaine, animale et de l’environnement prévu par les textes, et souligne que l’impact économique ne doit influer en rien sur la définition de critères scientifiques. La Commission ne peut plus reculer. En juin 2016, elle présente une proposition de définition des PE… et déclenche un concert de protestations. Le projet prévoit que soient considérées comme PE les substances qui répondent à trois conditions : un mode d’action endocrinien, un effet indésirable sur la santé humaine et l’existence d’un lien de causalité entre les deux. Cette troisième condition est inacceptable aux yeux des experts indépendants, car la preuve est quasi impossible à apporter scientifiquement. Ou alors cela peut prendre des générations comme le montre le cas du distilbène, dont les effets délétères ne sont apparus que dans la descendance des femmes qui en ont pris pendant leur grossesse. « Les critères exigés par la Commission sont trop stricts pour protéger les populations. Elle a mis la barre si haut que même les produits chimiques pour lesquels il existe des preuves sérieuses de leur toxicité auront des difficultés à l’atteindre », s’inquiète alors l’Endocrine Society, une société savante regroupant des médecins et chercheurs de tous pays. De fait, avec cette définition, même le bisphénol A, dont aucun scientifique sérieux ne conteste les propriétés de perturbation endocrinienne, passerait entre les mailles du filet !

Un projet de règlement favorable à l’industrie

Comme le gouvernement français, le Beuc et bien d’autres, l’Endocrine Society préconise une classification semblable à celle des ­cancérogènes (certain, probable ou possible). Un moyen de taper vite et fort sur les PE les plus préoccupants et de prévoir des contraintes réglementaires adaptées aux évolutions des connaissances scientifiques pour les autres. Las, Bruxelles fait la sourde oreille : par deux fois, en décembre et février dernier, elle publie un nouveau projet de règlement mais sans prendre en compte cette proposition. « Refuser la classification graduée est très choquant, s’indigne le PBernard Jegou, directeur de recherches à l’Inserm et à l’École des hautes études en santé publique. S’il faut que des preuves formelles soient apportées avant que la réglementation se mette en place, on va attendre 20 ans ! Les preuves scientifiques sont au centre de mon travail et de mes convictions, mais l’incertitude est consubstantielle à la science. Au lieu d’en tenir compte, la Commission s’embourbe dans les contre-feux mis en place par l’industrie. Le poids des lobbies et le cynisme de ce qu’elle est en train de mettre en place sont intolérables. » Le mot est faible : loin de dessiner des critères plus protecteurs pour la santé humaine, la proposition de décembre prévoit, contre toute logique, (à part celle du lobby phytopharmaceutique) une tolérance pour les pesticides conçus pour agir comme perturbateurs endocriniens sur les ravageurs ! Une dérogation qui n’a « aucune raison d’être » selon les autorités françaises, qui ont fait savoir leur opposition. Reste à espérer que la vigilance de notre gouvernement sur ce dossier perdurera quel que soit le résultat de l’élection présidentielle.



(1) Produits exerçant une action contre les nuisibles, hors agriculture (répulsifs, antiparasitaires, produits de traitement du bois, etc.).
(2) Ed. La Découverte, 2015, 19 €.

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