Camille Gruhier
Bientôt irréparables ?
En rendant indissociables ses iPhone et plusieurs de leurs composants, Apple complique leur réparation hors de ses circuits agréés. La filière, qui craint que le phénomène ne s’amplifie, agite le drapeau rouge.
Bye-bye la consommation de masse, bonjour la consommation responsable ! Poussés par un pouvoir d’achat en berne et des ruptures de stocks liées à la crise sanitaire, 50 % des Français envisagent de se tourner vers des produits d’occasion pour limiter leur impact environnemental. Et ils le font déjà : ainsi, plus de 3 millions de mobiles reconditionnés ont été vendus dans l’Hexagone en 2020, un chiffre en hausse constante depuis plusieurs années. Aujourd’hui, ils représentent 16 % du marché, c’est colossal ! Une bonne nouvelle pour la planète, mais pas pour les fabricants de smartphones neufs. On ne peut pas imaginer qu’ils voient cette tendance d’un bon œil… Si leurs discours de façade sont empreints d’un souci écologique, en cuisine, il se joue une tout autre partie. De fait, réparateurs et reconditionneurs de téléphones tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme en dénonçant une pratique qui, en plus de leur compliquer la tâche, risque de refroidir les clients.
Des bâtons dans les roues
« Depuis quelques années, Apple appose des numéros sur certains composants de ses iPhone et les associe au numéro de série global de l’appareil. Il est alors impossible de substituer ces éléments par d’autres : ils ne sont pas reconnus par le smartphone », se désole Alexandre Isaac, fondateur de The Repair Academy. Marginale sur les premières générations de l’appareil, cette « sérialisation » de ses pièces détachées concerne, au fil des ans, un nombre croissant d’entre elles (lire l’encadré). Au début cantonnée à des éléments rarement en panne (modem, processeur), donc rarement changés, elle touche à présent les composants souvent remplacés lors de la remise en état d’un téléphone, à savoir la batterie (depuis l’iPhone XR) et l’écran (depuis l'iPhone 11). Le fabricant a également sérialisé l’appareil photo (iPhone 12 et iPhone 13) et la plupart des capteurs (lumière ambiante, reconnaissance faciale, empreinte digitale…).
En cas d’intervention d’un réparateur non agréé, selon les modèles et les pièces, les conséquences s’avèrent plus ou moins gênantes. Pour l’instant, dans la majorité des cas, un message d’alerte s’affiche à l’écran pendant deux semaines, avant de disparaître (lire l’encadré). Mais peut-être réapparaîtra-t-il après une mise à jour du système d’exploitation… Quoi qu’il en soit, il demeure systématiquement dans les réglages de l’appareil. « Cela angoisse nos clients. Malgré une note explicative par e-mail et dans les questions-réponses de notre site internet, environ quatre sur cinq d’entre eux demandent à être remboursés lorsqu’ils sont concernés. Il y a une perte de confiance », déplore Marine Libaud, responsable de la communication de Back Market, la plus importante plateforme de vente d’appareils électriques et électroniques reconditionnés. Et la situation risque de s’aggraver. Sur certains modèles, plusieurs fonctionnalités pourraient en effet être affectées. Les pièces de rechange suppriment parfois l’ajustement automatique de l’écran à la luminosité ambiante, ou bien la fonction de reconnaissance faciale pour déverrouiller son téléphone.
Une baisse de performances ?
Comment Apple justifie cette pratique ? En affirmant qu’il a besoin d’informer les utilisateurs que des réparations ont été effectuées, et qu’elles peuvent avoir des incidences sur les performances de l’iPhone. Il est toutefois impossible de se contenter de ces explications. Pourquoi, dans ce cas, les réparateurs agréés et ceux acceptés au sein de son programme Independent Repair Provider (IRP) réussissent-ils, grâce aux outils logiciels dont ils disposent, à faire en sorte que ces messages ne surgissent pas ? « On peut supposer qu’Apple souhaite écarter les pièces détachées compatibles de mauvaise qualité, plaide Alexandre Isaac (The Repair Academy). Cependant, ce n’est pas le cas, puisque les messages d’erreur surviennent également lorsqu’on remplace un composant par un autre identique provenant d’un même modèle d’iPhone. » In fine, difficile de ne pas soupçonner la firme américaine de vouloir garder la main sur toute la chaîne de réparation et de reconditionnement de ses smartphones. Un accord récemment passé avec le groupe Fnac Darty, dont les 150 points WeFix sont désormais agréés (1), tend à le confirmer. Réparateurs et reconditionneurs indépendants s’inquiètent. Certes, dans certains cas, reprogrammer les pièces de rechange pour les rendre pleinement compatibles est faisable, mais l’opération exige du temps et des compétences en microsoudure, éliminant tout espoir de rentabilité. Si le phénomène venait à s’étendre à d’autres constructeurs de smartphones – et à d’autres produits électroniques –, c’est toute la filière et ses milliers d’emplois qui seraient menacés.
Cap vers l’écoconception
Les regards se tournent aujourd’hui du côté de la réglementation. En France, il est déjà interdit d’empêcher, ou de limiter, la réparation des appareils hors des circuits agréés par les fabricants. Depuis le 1er janvier 2022, Apple et consorts sont d’ailleurs aussi tenus de livrer, sous 15 jours, des pièces de rechange aux réparateurs et aux reconditionneurs les demandant, qu’ils soient agréés ou non (art. L. 441-3 et L. 111-4 du Code de la consommation). Apple ne joue donc clairement pas le jeu avec ceux qui n’ont signé aucun accord avec lui. À l’échelle européenne, un texte en préparation, attendu pour fin 2022, vise à imposer une « écoconception » des appareils. Smartphones et tablettes (seuls concernés) devraient ainsi être économes en énergie, durables, réutilisables et recyclables, et les consommateurs pourraient les réparer facilement. Son brouillon, que nous avons consulté, prouve que le législateur a conscience du danger de la sérialisation des pièces détachées : il prévoit d’obliger les fabricants à joindre un moyen de déblocage à la documentation de réparation. Reste à voir si Apple se souciera plus de la loi européenne que de la française.
De plus en plus de composants quasi irremplaçables
Depuis le lancement du premier iPhone, en 2007, le nombre de pièces qui compliquent la tâche des réparateurs indépendants n’a cessé de croître. Les modèles 3GS (2009), 5 (2012), 5S ou 5C (2013) étaient encore épargnés : seuls le processeur et le modem portaient un numéro de série indissociable du système du téléphone. Ces éléments ne faisant quasiment jamais l’objet d’une réparation, ça ne posait pas de problème. Mais, à partir de 2016, le phénomène s’est accéléré, et il touche désormais des composants comme l’appareil photo ou le capteur de reconnaissance faciale. La part des pièces sérialisées s’est hissée à plus de 20 % sur l’iPhone 7 puis sur le 8 (2017), à 40 % sur les XR et XS (2018), ou encore à 45 % sur l’iPhone 12 (2020). Au mieux, les pièces sont reprogrammables, mais dans la majorité des cas, elles ne fonctionnent qu’avec la carte mère d’origine, et seule une microsoudure complexe peut régler le problème.
Source : The Repair Academy (2021) - 23 composants et périphériques usuellement changés sur un iPhone ont été pris en compte.
Des notifications anxiogènes
Lorsqu’un réparateur non agréé remplace l’écran, la batterie ou bien les capteurs d’un iPhone, même par une pièce d’origine Apple, un message de nature à inquiéter le consommateur s’affiche. Dans certains cas, des fonctionnalités disparaissent (ici, la reconnaissance faciale Face ID).
(1) Les 150 sites de réparation WeFix seront opérationnels en juin 2022.